Oisans sauvage: Deux courses de pierrailles pour devenir chamois (épisode 1) + Bonus: la carte postale de Melle Gerbault 186
La voie normale de la Tête du Chéret (3161m) fut gravie la première fois le 5 septembre 1878 par James Nérot (avocat, né en Angleterre puis devenu Français après avoir servi sous les drapeaux en 1870, membre du CAF depuis 1875, ayant représenté à la Direction Centrale les Sections d'Uriage, d'Epinal puis des Hautes Vosges, décédé le 13 avril 1902 de maladie à 72 ans), Pierre Gaspard et Christophe Roderon. Deux semaines plus tard, les mêmes honoraient leur client d'origine britannique en donnant son nom au plus oriental des 3 "pics de Neige du Lautaret" qu'ils venaient de gravir, la "Pointe Nérot" culminant à 3538m. Deux ans plus tard, Nérot s'adjugeait également, avec Emile Pic et Giraud-Lézin, la voie normale de l'Ailefroide Orientale. (Pierre Puiseux rédigera en 1902 une notice biographique parue dans le Bulletin mensuel d'avril. Voir en fin d'article.)
Très peu fréquentée et de difficulté modeste, ajouter cette voie normale à son "carnet de courses de type Lucien Devies" n'attirera certes pas une immense gloire. Si proche de La Bérarde puisque visible du parking où vous avez garé votre vieux fourgon, et pourtant si lointaine, cette course de pierrailles ignorée contient en revanche quelques uns des ingrédients qui pourraient vous transformer en chamois. Une métamorphose bien plus avantageuse qu'un émargement au prestigieux G.H.M. ...
La Tête du Chéret est visible depuis la DZ (Dropping Zone) des hélicoptères au fond du parking de la Bérarde. |
L'aventure commence en remontant vers le sud et sur sa rive droite la longue vallée du Vénéon en direction du refuge de la Pilatte. Vers 2163m, le sentier traverse le torrent du Vénéon puis monte en lacets sous le glacier du Says. Le bivouac est juste après la passerelle traversant le torrent du Says, situé sur un gros bloc en contrebas à gauche de la trace montant au refuge. Tente de petites dimensions de rigueur ou sursacs. (Choisir une tente pour l'alpinisme d'été, c'est à l'article n°45.)
Le début de l'itinéraire du lendemain est juste au-dessus. |
La vue sur la face Sud des Ecrins est imprenable. |
Dès le milieu de saison, il faudra composer avec le passage des dalles soutenant le glacier du Says. Plus tôt dans l'été, on remonte facilement les écharpes de neige, guidé par les traces des nombreux chamois venus du Valgaudemar par le col du Says (voir article n°120).
Une fois gagné le haut des dalles soutenant le glacier du Says, on traverse en direction du nord vers la base de l'arête Est du Pic Nord du Says, d'abord en montant pour éviter de se retrouver dans les dalles raides, puis redescendant le long de l'arête rocheuse. Le terrain devient morainique et assez pénible, mais quelques traces de chamois forment un semblant de sente plus commode:
Une fois passée la base de l'arête Est du Pic Nord du Says et la remontée du terrain morainique (comme souvent, le terrain est plus stable en longeant presque le rocher), on se retrouve en dessous du petit glacier de Boverjat. Le terrain morainique fait place à des dalles, relativement exposées, recouvertes de cailloux, qu'il faut traverser vers le nord. On aperçoit déjà, mais très loin, le couloir de pierrailles qu'il faudra remonter pour parvenir à la brèche de la Tête du Chéret:
Les dalles font place à des éboulis puis à un clapier, heureusement assez court, qu'on traverse en direction de la brèche. On passe ainsi sous les Tours de Boverjat, très belles et fort raides.
Eboulis, clapier, éboulis encore. Voici suffisamment de matière première pour vos cairns... |
Le large couloir de pierrailles se remonte facilement dans sa totalité. Voici son allure depuis la brèche:
Depuis la brèche, l'arête Est de la Tête de Chéret apparaît comme une grande dalle de gneiss assez large et bien pourvue en fissures. On enfile les baudriers et on s'encorde ici, si on n'a pas éprouvé le besoin de le faire plus tôt. Assurage à corde tendue, environ douze mètres, avec placements de coinceurs câblés, de friends petits et moyens, et de sangles de 120cm. Le second est discipliné et ne crée pas un mou dangereux pour le premier en avançant trop vite. Roder l'efficacité de cet assurage, apparemment superflu, à la montée permettra qu'il reste efficace à la descente, toujours plus délicate:
La belle arête Est est en bon rocher facile à protéger. Ensemble de III. |
Malheureusement, l'homogénéité de la course est ternie par un final nettement plus corsé. La faute à un dernier passage fort raide, bien fourni en prises et en fissures pour les coinceurs, mais dans un rocher composé de gros blocs enchevêtrés qui n'inspirent pas confiance. Il faut savoir se faire léger au moment de déboucher sur la petite arête terminale. Ici, on cesse l'assurage en mouvement: on tire évidemment une longueur en dépliant la corde. Le retour se fera par un court rappel, en déposant son poids avec précaution sur la sangle du relais, et après avoir vérifié deux fois plutôt qu'une la solidité de la fondation du becquet choisi.
Un passage final qui mérite un degré de plus à la course d'ordinaire cotée F. |
La vue depuis le sommet est irréprochable. Au sud, les Bans; à l'ouest, les Rouies; au nord, le Râteau et la Meije; à l'est, la Barre des Ecrins et l'Ailefroide. Vous pourriez même vérifier que votre fourgon se trouve toujours bien sur le parking, ce qui, après tout ce long cheminement parcouru dans un coin on ne peut plus reculé de l'Oisans, a un côté extraordinaire.
Le retour est une formalité depuis que vous avez pris l'habitude de dresser des cairns dans vos expéditions sauvages.
Savoir revenir, toute la science du montagnard... |
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Après l'épisode 2 et encore plus de pierrailles, ce sera fait... juré craché! |
Le bout de la carte d'Henry Duhamel (domaine public) |
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(Cliquer sur l'image pour lire.) |
On se gardera d'en vouloir à James Nérot de n'avoir su arpenter la haute-montagne qu'accompagné d'un chaperon. Ce serait tomber dans un fâcheux anachronisme puisqu'il fallut encore quelques mois après sa mort pour que le Club Alpin Français reçoive pour sa bibliothèque l'édition de 1901 de l'ouvrage original de Mummery (première édition en 1895), à l'occasion de sa traduction française par Maurice Paillon. En témoigne cette présentation de Pierre Puiseux, qui ne pouvait encore s'empêcher de mettre en garde contre les cordées composées d'un nombre de grimpeurs inférieur à trois: