Grépon-mer de Glace: quelle corde choisir pour une cordée de niveau moyen? 85
Grépon, versant mer de Glace |
Grépon-mer de Glace (voie Young, Jones, Todhunter, Knubel, Bocherel, de 1911) a la valeur d'une grande course pour une cordée de niveau moyen.
La cotation générale officielle est modeste (D), mais l'escalade à la chamoniarde, athlétique, finit, au bout des 800 mètres, par être fatigante. Surtout, l'itinéraire est complexe, le rappel de milieu de voie très difficile à trouver, les deux rimayes rébarbatives (à reconnaître impérativement la veille de la course, en les franchissant) et la descente pas complètement débonnaire quand le couloir de la voie normale est en terre (gros blocs instables) et que le glacier des Nantillons est ouvert et partiellement en glace. L'ensemble devient assez copieux.
Sélectionner le bon matériel, comme toute grande course, suppose un compromis entre des impératifs ou des souhaits contradictoires.
Disons d'entrée de jeu que Philippe Batoux recommande (Mont-Blanc, Les plus belles courses, éditions Glénat, 2012) une corde de 50 mètres ou 2x25 m, c'est à dire de partir en mode allégé. Ce choix fait clairement l'impasse sur la réchappe en cas d'égarement, certainement influencé par le fait que l'auteur connaît parfaitement la voie et imagine qu'il est impossible de s'y perdre. C'est mal connaître le talent des cordées d'amateurs dans ce domaine…
Plus fâcheux, une corde de 2x25m ne va permettre que de réaliser des longueurs de 25 mètres maximum, ce qui peut être handicapant à deux endroits:
- à la rimaye si le leader souhaite aller se réfugier dans la seconde rimaye, distante de 30 mètres de la première, pour assurer son second au franchissement de la première rimaye, ce qui peut éviter la confection d'un corps-mort dans la pente de neige raide entre les deux rimayes;
- dans les longueurs finales sous la brèche Balfour, la fameuse cheminée de 35 mètres faisant bien 35 mètres, avec un relais correct à 32 mètres de la terrasse inférieure. Le second pouvant s'avancer facilement sur les deux ou trois premiers mètres de la longueur, mettons que cette longueur, pour relayer avec un confort minimum, réclame 30 mètres de corde.
La corde de 50 mètres (corde à simple ou multilabel) permet d'éviter ces deux écueils et semble le meilleur choix. Mais ceci va obliger à emporter aussi une cordelette de hissage de 30 mètres, car nous parlons ici d'une cordée de niveau moyen qui a d'autres impératifs:
- Prévoir une réchappe possible malgré l'élimination du rappel 2x50 mètres jugé trop lourd. Donc emporter beaucoup de cordelette pour anneaux de rappels et quelques pitons.
- Prévoir le bivouac, qui arrivera tôt ou tard (bonne terrasse au pied de la cheminée de 35 mètres, c'est à dire une soixantaine de mètres en dessous de la brèche Balfour; bivouac possible au sommet qui est plat, vaché à la statue de la Vierge; bon bivouac avant le rappel à califourchon du C.P; bons bivouacs avec eau au sommet du rognon des Nantillons; bivouac sur herbe avec eau - cairns indiquant la source- au pied de la moraine des Nantillons), car si une certitude existe, c'est qu'on manquera à coup sûr la benne du Plan de l'Aiguille. Donc emporter des vêtements chauds, un rectangle de mousse de la longueur du dos, une couverture de survie en forme de sac, des vivres supplémentaires, de l'eau.
- Prévoir avec ces sacs par conséquent alourdis la possibilité de hisser le sac du leader, lequel pourra approcher son niveau limite dans les longueurs difficiles.
Il suffit alors de faire l'addition pour se rendre compte que le compte n'y est pas:
50 mètres de corde multilabel x 48 g/m = 2,400 kg
30 mètres de cordelette de hissage x 30 g/m = 0,900 kg
Total: 3,300 kg de cordes, soit 900 grammes de gagnés sur un rappel 2x50 à 42g/m, ce qui est insuffisant car on peut faire beaucoup mieux.
En choisissant finalement un brin de rappel de 60 mètres, soit un poids total de 60 x 42g/m = 2,520 kg, on va pouvoir:
- gagner encore 780 grammes sur l'option précédente;
- s'affranchir du corps-mort en permettant au leader de parcourir la distance entre les deux rimayes en utilisant la corde en simple. L'absence de point intermédiaire, de toutes façons, lui interdit la chute.
- s'encorder en milieu de corde pour le leader dans les longueurs difficiles donc gérer plus facilement le tirage et surtout hisser le sac sur le second brin. Les 30 mètres disponibles dans ce mode vont permettre d'atteindre le premier relais idoine de la cheminée de 35 mètres.
- bénéficier de 5 mètres de plus à chaque rappel en cas de réchappe.
Si on grimpe en réversible, on n'oubliera pas que le leader doit être encordé au milieu de corde pour pouvoir hisser et non aux extrémités. A remédier à la terrasse au pied de la cheminée de 35 mètres, une fois qu'on a décidé qui serait le premier de cordée pour cette portion.
Comme les brins sont de même couleur, le leader après avoir avalé la corde, secouera plusieurs fois un brin en demandant au second si ce brin correspond au sac ou au grimpeur. Le brin du sac est alors passé dans une poulie qu'on rend autobloquante avec un ti-bloc. Le brin du grimpeur est passé dans la plaquette d'assurage. Ainsi le leader peut suivre ensuite les indications du second qui lui crie: "Le sac!" "A moi!" "Le sac!" etc. au fur et à mesure de sa progression.
Voilà pourquoi, avec notre petit niveau d'escalade, nous avons choisi après mûre réflexion d'emporter un brin de rappel de 60 mètres, soit 120 grammes supplémentaires par rapport à l'option Philippe Batoux d'une corde à simple de 50 mètres, nous permettant de hisser le gros sac du leader.
Pose de Strappal au bivouac dans les premiers rochers (la tôle y est toujours),
lors d'une tentative avortée en 2016.
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Matériel conseillé pour Grépon-mer de Glace:
(Liste non exhaustive)
-1 piolet léger mais efficace en glace pour un élément de la cordée, la panne pouvant servir à enfouir le corps-mort éventuel.
-1 marteau-piolet léger efficace en glace pour l'autre élément de la cordée pour pouvoir retaper les pitons ou en planter (manche long avec vraie pique pour descendre en sécurité le glacier des Nantillons).
-crampons en acier et non en alliage léger car le glacier des Nantillons comporte souvent des passages en glace.
-un jeu de friends complet depuis les très petites tailles jusqu'au n°3,5, mais sans aller jusqu'à doubler les numéros.
-un jeu de coinceurs câblés complet en multipliant les petits numéros (utiles en cas de réchappe pour confectionner des ancrages de rappels, ils sont moins lourds que des pitons; pour cet usage, il ne faut pas hésiter à les mater au marteau dans les fissures pour être sûr et certain de leur tenue).
-5 ou 6 pitons variés.
-un étrier en sangle, utile si la rimaye devient très casse-pied (La seconde rimaye, lors de notre reconnaissance du 22 juillet, se bonifia en un instant sous nos yeux. Alors qu'un passage à droite de l'itinéraire habituel avait nécessité un pas d'artif sur un petit câblé bancal, un énorme cube de glace mesurant au moins 3 mètres sur chaque côté glissa tout à coup de sa dalle et s'effondra avec fracas dans la partie inférieure de la rimaye en manquant de peu le second de cordée. Le résultat, compensation d'une petite frayeur, fut d'offrir un pont royal pour le lendemain pour accéder au dièdre de départ.)
-kit bivouac (faire dans le léger en choisissant un jour où l'isotherme 0° est élevé).
-deux longues broches à manivelle et le crochet abalakov de longueur suffisante pour ces broches.
-cordelette pour confectionner des anneaux de rappel.
-7 ou 8 dégaines et 5 ou 7 mousquetons libres.
-5 grandes sangles (120cm).
-2 sangles courtes (60cm).
-descendeurs et leurs mousquetons à vis, un mousqueton à vis chacun supplémentaire.
-casques, baudriers, lampes frontales puissantes pour pouvoir grimper les premiers rochers dans la nuit.
-chaussons d'escalade confortables. (800 mètres!)
-un brin de corde à double de 60 mètres.
-trousse de secours.
-téléphone: Ici, si l'on en croit le récit passionnant et circonstancié de Philippe Duhamel, le réseau passe, ce qui réduit voire abolit l'engagement malgré l'ampleur de la face, au contraire de la petite arête Sud du pic de Chamoissière (voir article précédent). Avec cet engin, vous vous retrouvez exceptionnellement à égalité avec cellezéceux* qui ne pratiquent jamais la haute-montagne sans une radio pouvant siffler à tout moment la fin de la partie… Il faudra retourner le plus vite possible dans l'Oisans sauvage avant de risquer de s'y habituer.
-téléphone: Ici, si l'on en croit le récit passionnant et circonstancié de Philippe Duhamel, le réseau passe, ce qui réduit voire abolit l'engagement malgré l'ampleur de la face, au contraire de la petite arête Sud du pic de Chamoissière (voir article précédent). Avec cet engin, vous vous retrouvez exceptionnellement à égalité avec cellezéceux* qui ne pratiquent jamais la haute-montagne sans une radio pouvant siffler à tout moment la fin de la partie… Il faudra retourner le plus vite possible dans l'Oisans sauvage avant de risquer de s'y habituer.
Si c'était à refaire, j'emporterais en plus:
- une petite planchette de contreplaqué percée d'un trou avec sa cordelette pour servir de corps-mort à abandonner entre les deux rimayes.
- un Escaper de Béal (jamais utilisé mais achat prochain envisagé), pour faciliter la réchappe dans les dalles lisses sans danger de coincement ou sur le glacier des Nantillons s'il craignait trop (sur abalakovs ou corps-morts avec les cailloux qui ne manquent pas sur ce glacier).
(Heure de lever conseillée: 3 heures, pour un départ à 4 heures. A condition de prendre le temps de poser ses protections, la course est très peu exposée car le rocher est pourvu de haut en bas d'excellentes fissures et de nombreux becquets.)
*Pastiche -hors-sujet- de la vaine expression que s'empressent de placer au plus tôt ceux qui veulent informer leurs maîtres de leur totale soumission. Ces mots ont la même valeur que le port volontairement ridicule de la perruque et des talons hauts pour les hommes dans la cour de Louis XIV. On relira avec profit la fable Le Loup et le Chien de Jean de La Fontaine (1668) avant de déclarer la prochaine fois de façon si voyante sa bassesse.
*Pastiche -hors-sujet- de la vaine expression que s'empressent de placer au plus tôt ceux qui veulent informer leurs maîtres de leur totale soumission. Ces mots ont la même valeur que le port volontairement ridicule de la perruque et des talons hauts pour les hommes dans la cour de Louis XIV. On relira avec profit la fable Le Loup et le Chien de Jean de La Fontaine (1668) avant de déclarer la prochaine fois de façon si voyante sa bassesse.
La Sainte Vierge, aussi sympathique ici qu'au sommet de la Grande Sassière
(cliché de 2013)
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Bonus: bidouille pour mauvais grimpeur mais montagnard volontaire:
L'ambition de tout second de cordée normalement constitué est de passer en tête à son tour. C'est du reste parfois le désir dissimulé du premier de cordée qui vient de franchir plusieurs longueurs d'anthologie (pas dans cette course, rassurez-vous) et envisage de faire durer quelques années de plus la bonne irrigation de son myocarde… Or, arriver au relais au bord de l'apoplexie parce qu'on a voulu enchaîner la longueur avec son propre sac sur le dos tout en aidant au hissage du sac du leader est la meilleure façon pour décliner l'invitation de la longueur suivante.
Bref, en haute-montagne et dans les courses ambitieuses pour le niveau de la cordée, le second s'économise.
Bien sûr, vous avez déjà sans permission empoigné la dégaine, saisi la sangle du friend et mis le pied sur la tête des pitons, mais cela ne suffit parfois pas car votre premier de cordée sans son sac est devenu avec les années un as des pas retors...
Alors deux solutions: tirer sur la corde du sac hissé ou tirer sur sa propre corde. (N'oubliez pas de cracher dans vos mains avant votre exploit car les paumes sont sèches en montagne et glissent sur la gaine de la corde.)
1/ Tirer sur la corde du sac (sac légèrement en arrière du second, voir page 86 du manuel) est peu efficace pour un tirage ponctuel car le poids du sac est insuffisamment élevé pour mettre en tension le brin de corde. Quand vous allez tirer, l'élasticité de la corde va faire descendre le sac et non vous faire monter. Donc, pour un tirage ponctuel ne servant qu'à atteindre la bonne prise suivante, il faut tirer sur votre propre corde qui, elle, est en tension puisque vous venez de vous vautrer lamentablement sur elle.
Cette solution n'est cependant pas à recommander pour un passage entier car vous êtes en train de prendre dans les mains un mou qui va finir par devenir inquiétant. Rappelons que vous êtes dans un pas dur.
2/ Pour ce genre de passage plus long, on doit alors tricher en tirant la corde du sac, ce qui permet au leader d'avaler votre brin. L'amorçage de l'effet yoyo sera pénible mais ne sera exécuté qu'une seule fois pour plusieurs mètres de gagnés, ce qui devient rentable. Si le passage est très raide et que vous êtes bien chargé, vous pouvez installer un autobloquant sur la corde pour vous aider à la tenir, surtout si elle est fine et neuve.
… mais, chut! Même si vous avez l'autorisation expresse de Jacques de Lépiney*, n'allez pas raconter ça quand vous entrerez brillamment votre sortie sur Camptocamp…
*"Sage principe, très recommandé aussi: le "premier" ne doit jamais hésiter à tirailler un peu la corde des camarades qui sont à la peine, avec leur sac quelquefois lourd et gênant; cela surtout en vue de gagner du temps, et l'on sait que le grand écueil des courses sans guides est bien souvent la lenteur." Jack (coquetterie longtemps à la mode, depuis au moins Marie Paillon qui signait Mary) de Lépiney et Paul Chevalier, Le Grépon. - Le Peigne, La Montagne n°132, septembre et octobre 1918. (Lenteur en raison essentiellement de l'ignorance de l'itinéraire, bien sûr…)
*"Sage principe, très recommandé aussi: le "premier" ne doit jamais hésiter à tirailler un peu la corde des camarades qui sont à la peine, avec leur sac quelquefois lourd et gênant; cela surtout en vue de gagner du temps, et l'on sait que le grand écueil des courses sans guides est bien souvent la lenteur." Jack (coquetterie longtemps à la mode, depuis au moins Marie Paillon qui signait Mary) de Lépiney et Paul Chevalier, Le Grépon. - Le Peigne, La Montagne n°132, septembre et octobre 1918. (Lenteur en raison essentiellement de l'ignorance de l'itinéraire, bien sûr…)
Ne pas toujours compter sur son niveau d'escalade mais savoir retrouver la débrouillardise des anciens.
Ici une traversée à la corde pour le premier de cordée, technique notamment très utile dans la longueur difficile de la voie Vaucher au gendarme Rouge du Peigne.
Tiré de La Technique Moderne du Rocher, de Léo Maduschka, S.Bornemann éditeur, 1936, livre de chevet d'un certain Georges Livanos.
(Œuvre dans le domaine public, l'auteur étant mort au bivouac dans la Civetta en 1932)
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