Encore Casella! 93

Voici une paire d'années, ce mercredi 31 juillet 1907, l'ennui régnait dans la salle de rédaction du journal L'Auto en attendant l'avant-dernière étape Brest-Caen du Tour de France qui assurait depuis cinq ans le succès du quotidien. Le fameux fleurettiste Marcel Boulenger, les aisselles de chemise trempées de sueur en ce milieu d'été, devait rendre sa copie pour le lendemain et se souvint tout à coup que le second sous-titre de son journal était ainsi rédigé: "Athlétisme, Yachting, Aérostation, Escrime, Poids et Haltères, Hippisme, Gymnastique, Alpinisme" ! Le Vertige des Cimes étant paru en début d'année, il fallait une histoire pour l'introduire.
Qu'à cela ne tienne, il allait exhumer une joute datant de l'été 1904 pour le plus grand plaisir des alpinistes qui se permettaient chaque été l'impolitesse de se passer de guides pour franchir les moraines, n'hésitant pas à semer quelque peu la confusion des dates en rappelant le vieil épisode de la maladie qui avait nécessité l'énergique intervention de la comtesse Gilbert de Voisins qui avait envoyé pour la première fois l'écrivain à la montagne.
Voici l'article que pondit Boulenger (La source, L'Auto du jeudi 1er août 1907, se trouve ici: gallica.bnf.fr) :

"L'Alpiniste Casella

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Il y a quelques années, au cours de l'été, une note inquiétante parut dans les gazettes: M.Georges Casella venait de périr victime d'un accident de montagne en Suisse. Georges Casella... Tous les gens de lettres qui "villégiaturaient" alors ça et là, soit devant la mer, soit sous les ombrages de l'Île-de-France ou le long de la Loire paresseuse, se sentirent attristés. On se rappelait très bien un petit jeune homme excessivement brun, l'air un peu corse, doué d'une activité prodigieuse et qui écrivait dans un nombre incroyable de journaux. Eh quoi! mais qu'allait-il faire aussi dans ces montagnes? Il manquait à coup sûr d'entraînement sportif: ce n'est pas au milieu des salles de rédaction que l'on apprend à franchir les précipices, et nul doute qu'il ne se fût, le malheureux, rompu les os par imprudence.
Dès le lendemain, d'ailleurs, on apprenait que cette information était, grâce au ciel, entièrement fausse. Georges Casella ne s'était point brisé la tête, non plus qu'enfoncé la moindre côte, pas même luxé la jambe, ni seulement foulé le poignet. Et ceux qui le connaissaient intimement racontaient la belle histoire: à force de se prodiguer dans trente-six journaux, à force de faire en même temps des vers, des nouvelles, des chroniques parisiennes, des pièces, du reportage, de la critique littéraire et toutes sortes d'articles coup sur coup, le fébrile Casella était tombé malade. Il lui fallait se soigner d'urgence, et le médecin avait prescrit les montagnes. Voilà donc notre homme parti pour la Suisse.

Mais pensiez-vous qu'un écrivain aussi agité dût passer deux mois à ne rien faire, caché dans quelque casino helvétique, en contemplant les cimes neigeuses du fond d'un rocking-chair? Allons donc! A peine Georges Casella se trouva-t-il au pied des monts qu'il conçut immédiatement le projet de les gravir, et le merveilleux fut encore qu'il n'eût pas entrepris de les gravir, sinon tous à la fois, du moins tous successivement, sans discontinuer et sans se reposer. Bref, il devint alpiniste, et le plus ardent, le plus infatigable de ces "grimpeurs" frénétiques. Il accomplit toutes les prouesses, tenta toutes les folies, allant jusqu'à se hasarder sans guide, à travers les glaciers et les rocs, pour mener à bien d'étonnantes ascensions... De là venait, du reste, le faux bruit de sa mort; les guides, tyrans jaloux et incommodes de ces régions, ayant un jour proclamé partout qu'il venait de périr victime de sa coupable audace et du mépris qu'il nourrissait pour leurs services intéressés.
Or, si la beauté farouche, terrible et mystérieuse des Alpes a pu toucher, et que dis-je! toucher, bien mieux encore, enivrer, affoler de simples touristes, de bons bourgeois jusque-là placides et dénués de tout enthousiasme, on devine quelles émotions profondes cette même beauté dut soulever dans le coeur et l'esprit d'un artiste comme Georges Casella. Il connut et aima toutes les nuances de la lumière sur ces décors qui évoquent les premiers âges du monde: il éprouva l'horreur de la nuit et de la tempête en montagne, les surhumaines délices des déserts alpestres, l'angoisse voluptueuse du danger qu'on affronte, qu'on surmonte, le vertige des cimes enfin. Et ces derniers mots sont le titre d'un livre qu'il vient de publier, d'un roman d'aventures presque sauvages qu'il écrivit en utilisant ses souvenirs encore tout frémissants d'alpiniste.

Il y a dans ce livre une grande nouveauté. Depuis M.Paul Hervieu, qui baptisa l'Alpe Homicide et laissa le prestige de son  talent et de son nom à ce terme aujourd'hui consacré, jusqu'à M.Henri Bordeaux qui a, lui aussi, analysé d'une manière si délicate l'irrésistible séduction des montagnes vierges et la folie de l'inconnu, plus d'un écrivain s'est appliqué à la psychologie des alpinistes. Or, Georges Casella apporte à cette psychologie un élément qui peut-être y manquait: il montre que, par une sorte de contagion redoutable, tous ces paysages rudes, violents et démesurés, font naître des sentiments brutaux, désordonnés, souvent même sanguinaires dans l'âme de ceux qui s'y complaisent. La montagne abrupte et désolée pousserait au meurtre enfin...
C'est bien possible. En tout cas, comme disent les Italiens, se non è vero, è bene trovato (si ce n'est pas vrai, c'est bien imaginé). Le sang pourpre est d'un très bel effet sur la neige étincellante, et il coule à souhait pour le plaisir des yeux dans le Vertige des Cimes, et il serait grand dommage qu'au lieu d'être grisés et comme jetés hors d'eux-mêmes par ces abîmes béants qui les attirent et ces pics aériens dont ils éprouvent l'épouvante et la hantise, les personnages de Georges Casella fussent seulement de vagues touristes bien fades comme nous en avons vu - hélas! - tant en Suisse qu'ailleurs.
"Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage", heureux qui a contemplé des splendeurs lointaines, heureux qui peut dire: "J'étais là, telle chose m'advint..." Mais heureux aussi qui écoute les voyageurs. Voici un homme qui a tenté, le piolet en main, d'escalader le ciel: il nous conte ce qu'il a vu là-haut. remercions-le. Ce n'est pas tout: il donne à ses récits la forme pittoresque et vivante d'un roman. Il nous gâte... L'an prochain, nous partirons tous pour l'Oberland.
Marcel BOULENGER "

L'histoire n'avait pu échapper aux lecteurs assidus de La Presse. On sait que le fringant Casella n'avait pas son pareil pour manier le stylo comme une épée, ce qui lui valait plus souvent qu'à son tour de devoir utiliser ce second outil au Jardin des Piqûres. En 1904, en pleine guerre russo-japonaise qui verra l'année suivante la triste trahison de la France vis à vis de l'alliance russe pour ménager l'Angleterre dans le respect mutuel de leurs intérêts coloniaux (peut-on jamais faire confiance aux promesses d'un gouvernement français?), le journal fondé par Emile de Girardin fut le théâtre d'une joute plus légère en trois charges. (Source des textes suivants: gallica.bnf.fr)

L'assaut fut donné le 14 juin par Xavier Pelletier avec son article intitulé Les Grimpeurs, dont l'actuel maire de Saint-Gervais semble-t-il n'a pas démérité le pesant héritage:

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Le second acte fut la fausse dépêche de l'accident de Casella en Suisse, qui valut le rectificatif suivant dans le numéro du 17 juillet:


Faux accident de Georges Casella

La passe finale fut conclue le 28 octobre par Georges Casella avec une sévérité qui fait de notre chapitre 13 un modèle de retenue et de modération...


Georges Casella, Le Vertige des Cimes


Georges Casella, Le Vertige des Cimes (suite)

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