Comment gérer les courses sur-fréquentées? 56
Sur l'arête du Hörnli |
Les courses sur-fréquentées sont des courses célèbres pour leur beauté et leur envergure. Les archétypes sont la voie normale du Mont-Blanc par le Goûter, les voies normales suisse et italienne du Cervin ou la traversée de la Meije. L'ambiance exceptionnelle de ces routes fait que, tôt ou tard, on voudra les parcourir et il serait dommage de devoir renoncer à ce plaisir. Ces ascensions, outre la fréquentation, constituent aussi la rente habituelle de la profession de guide de haute-montagne et l'inquiétude immense soulevée cet été par l'éboulement de la base du pic du glacier Carré illustre l'enjeu économique de ce genre d'itinéraire. Pour un alpiniste sans guide, traîner ses crampons par ici est un peu mettre les doigts dans le pot de confiture… Il va falloir procéder de la façon la moins maladroite possible.
LES PROBLEMES POSES:
1- En haute-montagne, la difficulté de doubler ou d'être doublé tient au fait que les obstacles sont plus faciles à franchir si l'on suit exactement l'itinéraire que si on s'en écarte. C'est le cas bien sûr pour les passages rocheux, mais aussi pour une trace faite dans la neige. S'écarter de la trace pour quelques mètres de profonde au pays où l'oxygène est rare est une plaisanterie qu'on cherche généralement à ne pas s'imposer. La conséquence dans une course où les cordées se suivent à se toucher, est que ces cordées, involontairement, se prescrivent mutuellement un rythme. Ce rythme, s'il ne convient pas à une cordée peu expérimentée, peut être source d'accident. En neige, l'épuisement finira par réduire la clairvoyance. En rocher, le premier de cordée aura tendance à moins se protéger pour gagner du temps. L'assurage en mouvement sera privilégié quand, seuls sur l'arête, on aurait peut-être posé un relais pour tel passage difficile. Inversement, les attentes interminables aux points cruciaux de l'ascension pour que des seconds accompagnés peu habiles franchissent enfin ces passages, engendrent une fatigue supplémentaire qu'il faudra bien assumer plus tard dans la journée.
2- En rocher ou en terrain mixte, les chutes de pierres ou de glace sont favorisées par le grand nombre de cordées par simple effet des probabilités. On pense facilement aux pierres qu'on reçoit mais il s'agit aussi des pierres qu'on envoie. Ces lieux vont donc demander une nouvelle compétence délicate à acquérir qui consiste à être capable de grimper sans faire tomber de pierre, même dans un terrain raide et instable comme celui du socle de la dent du Géant ou celui de la sortie du couloir de la Table à l'aiguille du Tour.
3- L'aménité n'étant pas la qualité première des montagnards fréquentant la haute-montagne, ce que le touriste prenant la benne de l'aiguille du Midi comprend assez vite, sentant sans pouvoir tout à fait se l'expliquer derrière la menace concrète des pointes de piolet qui se dressent derrière les sacs à dos un autre danger plus obscur tenant au caractère potentiellement brutal des protagonistes, on se doute qu'il y a posture plus paisible pour une cordée sans guide que se trouver à l'intérieur même du tiroir-caisse des professionnels. Pour peu que la saison s'annonce mauvaise, on aura tôt fait de comprendre le sens du mot bouc-émissaire au moindre dérapage de client, au moindre nez écrasé par un caillou détaché du haut de la montagne voire au moindre retard dans l'horaire habituel. En plus des embarras du terrain vertical, on aura donc à gérer la difficulté de vivre de certains de nos contemporains burinés. Nous ne pouvons alors que vous souhaiter bon courage doublé d'un calme olympien. Il s'agira le plus souvent d'être adulte pour deux en se souvenant que c'est toujours à l'animal le moins fruste de faire l'effort d'une relation pour la simple raison que l'autre n'en est pas capable.
A la cabane Solvay, 4003m, en attendant que le passage se libère. |
DOIT-ON RENONCER A CES COURSES?
Malheureusement, ces courses par leur splendeur et par le mythe qu'elles représentent sont incontournables. La conquête du Mont-Blanc sous l'impulsion de Saussure, la compétition entre Whymper et Carrel au Cervin, la réussite tardive de la Grande Difficile font partie de la grande histoire de l'alpinisme. Y renoncer serait une frustration immense impossible à conseiller. Il ne s'agit donc pas de se résigner à les considérer chasse gardée et les rayer définitivement de son carnet de courses.
LE MODE D'EMPLOI: UN DENOUEMENT EFFICACE
Alors, n'y allez pas trop tôt. La solution est de reporter ces courses trop fréquentées de quelques années et d'y revenir quand on maîtrisera un niveau bien supérieur au niveau requis. Il va donc falloir techniquement grandir ailleurs, sur des montagnes où l'on sera seul ou presque. Cette façon de faire est la plus sûre pour réussir à trouver du plaisir dans ce genre de courses.
Les avantages d'un tel bagage sont multiples. Quand vous parcourrez la voie normale du Mont-Blanc, peu importe la réservation du refuge du Goûter de nombreux mois à l'avance ou l'interdiction de bivouaquer par un maire en mal de publicité car vous aurez acquis un niveau technique suffisant pour choisir la traversée des 3 Monts ou partir de Tête Rousse. Sur la trace, vous pourrez vous en écarter un instant sans risque particulier pour croiser une cordée descendant précocement. Quand vous grimperez la muraille Castelnau à la Meije, votre aisance et l'homogénéité de votre cordée vous autoriseront sans doute à réduire l'encordement à quelques mètres, vous rendant plus mobile, vous permettant de doubler quelques cordées sans les gêner voire sans qu'elles s'en rendent compte, ou de vous faire doubler vous-même sans que cela vous mette en danger. L'encordement réduit évitera aussi qu'un membre d'une autre cordée s'interpose dangereusement entre vous, sa chute éventuelle ne pouvant manquer dans ce cas d'entraîner votre corde. Dans ce niveau d'escalade commode pour vous, vous serez facilement attentif au risque de chutes de pierres, celles que vous recevez comme celles que vous risquez d'envoyer. Vous serez capable d'accélérer dans les passages exposés à la mitraille comme la traversée du couloir du Goûter, sans pour autant vous étaler de tout votre long. S'il vous faut attendre longuement sur un engorgement de la route comme la brèche de l'Enjambée sur la voie normale italienne du Cervin, la fatigue supplémentaire ne vous fera pas broncher. Votre tranquillité se transmettra à vos cordées voisines d'infortune, créant une bonne humeur générale salutaire. Enfin, connaissant mieux le comportement de votre propre organisme en altitude, vous saurez vous acclimater plus efficacement par des courses préparatoires et des nuits au-dessus de 3000m avec la stratégie gagnante: avant la course, une ou deux nuits au refuge Carrel?
Voie normale suisse du Matterhorn. Le refuge du Hörnli est dans le petit rond. |
Notes:
Ne sous-estimez pas le niveau des trois courses prises en exemple. Ce ne sont pas des courses pour débuter. En bonnes conditions, elles sont commodes pour des cordées expérimentées mais l'assurage en mouvement continuel réclame savoir-faire, lucidité et homogénéité de la cordée. L'itinéraire est difficile à trouver pour la traversée de la Meije, une reconnaissance, de jour, la veille de la course, jusqu'à la vue de l'entrée sur le couloir Duhamel étant recommandée. Au Cervin, l'itinéraire de l'arête du Hörnli est également compliqué à trouver jusqu'à la cabane Solvay, et la neige rend plus pénible la progression. Il faut ici grimper sans se fatiguer dans un terrain rocheux ou mixte facile mais peu solide, et être capable de le désescalader. Redescendre l'arête du Hörnli en sécurité demande une grande concentration pour le leader s'il exécute bien son travail en reprenant des anneaux dès qu'il rattrape son second et en en lâchant quand il se fait distancer. Au Mont-Blanc, la voie normale du Goûter réclame en plus d'une excellente acclimatation à l'altitude quelques notions d'orientation en cas de brouillard dans les alentours du Dôme du Goûter. La traversée des 3 Monts comporte un passage qui s'apparente à une longueur et demi de cascade de glace facile - III+- sous le col Maudit, les relais en place étant souvent encombrés par une succession ininterrompue de cordées. Etre capable de se passer de ces relais est un grand avantage.
Un contre-exemple: La voie normale du Mont-Blanc du Tacul (4248m).
Flèche de gauche: accès à la Combe Maudite
Flèche centrale: ce qu'on appelle le Triangle du Tacul
Flèche de droite: La voie normale, c'est là.
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Ici, c'est un 4000m très fréquenté et pourtant à consommer tout de suite (en été) tellement il est à la portée de tous. On part à la première benne de l'aiguille du Midi avec des vêtements chauds. On s'équipe en haut de l'aiguille du Midi dans la grotte de glace puis on fait très attention dans la descente de l'arête. On se dirige alors vers la flèche de droite où se trouve la voie normale. L'énorme trace est immanquable. Si elle n'existe pas, c'est qu'il ne faut pas y aller. La pente peut être avalancheuse après de grosses chutes de neige, même en été, et les séracs peuvent être menaçants. La veille de la course, on se renseigne à l'Office de Haute-Montagne en leur demandant si la voie normale du Mont-Blanc du Tacul est en condition (c'est gratuit).