A qui appartiennent les glaciers? par Edouard Thureau 89

Glacier des Nantillons, vu du pilier SO des Petits Charmoz
Glacier des Nantillons, vu du pilier SO des Petits Charmoz
(Eté 2019)

A qui appartiennent les glaciers?

A cette question, Nicolas-Marie-Edouard Thureau (1808-1893), avocat à la cour d'appel de Paris et membre du CAF, doyen de l'Ordre des avocats, fit une réponse circonstanciée dans l'Annuaire du Club Alpin Français de 1880. Le juriste méticuleux passa en revue les différentes possibilités puis conclut que les glaciers appartenaient à l'Etat, non pas à titre domanial, mais comme propriété privée.

A qui appartiennent les glaciers? par Edouard Thureau
A qui appartiennent les glaciers? par Edouard Thureau


La question que tous les alpinistes vont alors se poser est la suivante: Depuis 1880, l'Etat a-t-il cédé cette propriété aux communes?
Si oui, à quelle date?
Si non, comment se fait-il qu'un maire provoque une agitation conduisant à réglementer l'accès à un territoire qui n'appartiendrait pas à sa commune?
On pense bien sûr à la nouvelle réglementation de la voie normale du Mont-Blanc par le Goûter qui se déroule sur un glacier. Cette réglementation s'est faite en deux temps:
1/ D'abord imposée par le fâcheux maire de Saint-Gervais par l'arrêté municipal du 17 août 2017 imposant un contenu du sac minimal.

Arrêté municipal du Mont-Blanc



Clientélisme voyant avec l'emploi de l'appellation commerciale récente "voie royale" pour parler de la voie normale du Mont-Blanc par le Goûter (la vraie voie royale étant la traversée par Bionassay)


2/ Ensuite obtenue après une incroyable pression médiatisée (qu'on pourrait appeler chantage à l'accidentologie) de ce même maire sur Pierre Lambert, préfet de Haute-Savoie, donc représentant de l'Etat, sous la forme d'un premier arrêté préfectoral daté du 31 mai 2019, puis d'un second daté du 31 juillet 2019, obligeant à une réservation dans un refuge ou au camp de base de Tête Rousse pour l'ascension en deux jours de la voie normale du Mont-Blanc par le Goûter. (Voir ici ce qu'on en pense de bien…)
Il faut préciser que Pierre Lambert, très attaché à la liberté de la pratique de la montagne sauf réglementation ponctuelle et temporaire sur des risques localisés, avait répondu au maire de Saint-Gervais par un courrier du 22 août 2017 dans lequel il estimait que la légalité de l'arrêté municipal du 17 août était contestable, qu'il n'appartenait pas au maire de réglementer la pratique de l'alpinisme mais seulement d'informer les usagers de la montagne sur ses risques, et que le rôle premier du PGHM n'était pas la verbalisation des alpinistes mais d'assurer le secours en montagne. Pourtant, le juge administratif ne fut pas saisi (à notre connaissance du moins).
Si les conclusions d'Edouard Thureau étaient toujours valides, l'arrêté municipal déjà bien douteux perdrait toute base légale.  Le maire se verrait également privé de toute légitimité pour se mêler de l'accès à un territoire ne faisant pas partie de sa commune, et la pression médiatique qu'il a construite avec l'aide de quelques professionnels locaux alléchés par la manne que représente la voie normale du Mont-Blanc deviendrait inopérante. Par contre, les arrêtés préfectoraux, donc de l'Etat, resteraient légaux, mais leur caractère temporaire permettrait au préfet, enfin débarrassé du lourd coude de l'édile pesant sur son épaule, de revenir à son inclination naturelle pour la liberté l'année prochaine!


Trois faits importants depuis Thureau. Ont-ils changé la donne?

1/ Le fameux arrêté préfectoral du 21 septembre 1946 a défini jusqu'en haute-montagne la limite entre les communes de Saint-Gervais et Chamonix. Mais, étant donné que cet arrêté engloba aussi le sommet du Mont-Blanc intégralement dans le territoire français en faisant fi du droit international (l'Italie spoliée), on peut supposer que le préfet de l'époque ne s'encombra guère du détail de savoir si les glaciers étaient la propriété de l'Etat ou des communes… A vérifier.
2/ La Loi Montagne de 1985 a-t-elle changé la donne et par quel moyen de droit? Nous n'avons pas trouvé de réponse positive.
3/ En 2013, un alpiniste découvrit un trésor de pierres précieuses sur le glacier des Bossons, probablement issu du crash du Malabar Princess le 3 novembre 1950, ou de celui du Kangchenjunga le 24 janvier 1966. Il apporta les pierres à la gendarmerie. La règle était que si aucun propriétaire ne se manifestait dans un délai de deux années, l'alpiniste toucherait la moitié du trésor, l'autre moitié revenant au propriétaire du glacier des Bossons, les journaux d'alors concluant, soit à la commune de Chamonix, soit à l'Etat. Il serait intéressant de connaître la fin de l'histoire.

Visiblement, la question n'est pas claire et mériterait d'être creusée de nouveau. On demande des juristes de la trempe d'Edouard Thureau! Exceptionnellement, nous laissons les commentaires ouverts au cas où de la lumière passerait par ici. Peut-être Bénédicte Cazanave, qui dès 2011 (Assises de l'Alpinisme) avait alerté son auditoire du danger de "l'arrêté machin (…) beau scénario pour un nouveau Meilleur des mondes" ?


La réponse complète d'Edouard Thureau:


A qui appartiennent les glaciers?


Pour lire les 29 pages passionnantes de la prose précise d'Edouard Thureau, cliquer sur le bouton suivant (fichier de 4MO renumérisé par nos soins):



Qui était Edouard Thureau?

Edouard Thureau était issu d'une famille bourgeoise de Melun, "trop nombreuse pour être bien riche" selon son biographe Edmond Rousse. Assez jeune, il quitta Melun pour Paris, son oncle Dangin, receveur de rentes, l'appelant à ses côtés. Cet oncle, mandataire intègre défendant les intérêts des plus nobles familles depuis l'ancien régime, avait su traverser la Révolution en conservant sa tête, tenant ensuite son tabellionat au petit pied caché sous l'Empire au cœur du vieux Paris, rue du Chevallier-du-Guet. Quelques années plus tard, Thureau reprit le cabinet, les dossiers et la clientèle. Il devint ensuite avocat.
En tant que défenseur, un de ses faits d'armes fut le sauvetage de Furcy, indien demeurant à l'île Bourbon (ancien nom de La Réunion), devant les juges de la Cour royale de Paris en décembre 1843, contre les héritiers de la famille Lory qui prétendaient être ses propriétaires. Thureau se démena comme un beau diable et utilisa dans sa plaidoirie la même rigueur logique appliquée plus tard aux glaciers pour obtenir la liberté de Furcy qu'on voulait ramener en esclavage.
Ah! La liberté… Comment disait Boileau déjà? Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage? ...