Assurage du premier de cordée, les dernières données acquises de la science 42
(Note: Dans cet article, on appelle "triangulation" le fait de réunir deux (ou davantage) points d'ancrage du relais par une sangle ou une corde formant un V à angle aigu. A la pointe inférieure de ce V est alors placé un "maître" mousqueton auquel la cordée s'arrime.)
Le nouveau* paradigme:
Depuis la parution dans le journal Bergundsteigen de février 2007 de l'article d'Emanuel Wassermann et Michael Wicky intitulé Ilots de sécurité, la manière d'assurer un premier de cordée a progressivement été remise en question dans les Alpes occidentales. (Commencer par lire cet article pour mettre vos idées en place.)
La problématique, la solution traditionnelle des Alpes orientales, et les dernières recommandations de l'ENSA sont expliquées par Philippe Batoux dans cette vidéo. (Voir cette vidéo très instructive malgré une fin assez confuse avec cette utilisation d'une boucle de corde cousue terminée par un nœud de chaise double puis le mousquetonnage de deux brins d'une corde présumée être une corde à double en l'absence d'indication qu'il s'agirait d'une corde jumelée. Mousquetonner les deux brins aide au freinage par le nœud de demi-cabestan mais augmente la force de choc sur le friend qui doit donc être sans reproche.)
Ce changement de doctrine fut officialisé en 2016 par l'ENSA lors de la parution de son dernier manuel L'alpinisme, des premiers pas aux grandes ascensions, Hagenmuller, Marsigny et Pallandre, éditions Glénat. En voici la teneur.
On y lit page 25 au chapitre consacré à l'assurage sur rocher:
"Il est conseillé d'utiliser un nœud de demi-cabestan placé dans un mousqueton de sécurité de grande taille directement sur le point central du relais triangulé ou sur un des deux points d'un relais "inarrachable" tant que le premier de cordée n'aura pas placé un point de renvoi solide car il vous sera difficile voire impossible d'enrayer son éventuelle chute si vous l'assurez directement avec un "seau" fixé au pontet du baudrier."
Une photographie illustre le montage où l'on voit un relais triangulé sur deux coinceurs, la plaquette d'assurage étant placée sur le "maître" mousqueton, l'assureur étant vaché par sa corde à ce même mousqueton.
Quelques réflexions:
Comme indiqué dans la vidéo de l'ENSA, l'inconvénient majeur de la triangulation est la liberté du "maître" mousqueton de se déplacer vers le haut, sinon le poids de l'assureur. Le montage réagit donc exactement de la même manière qu'un assurage classique sur le pontet du baudrier une fois la première dégaine clippée, puisque l'ensemble est alors sollicité vers le haut. La nouvelle doctrine n'a donc un avantage qu'avant cette première dégaine mousquetonnée, mais il faut reconnaître que c'est le moment le plus critique puisque le facteur de chute potentiel est de 2.
A ce jour, aucune solution n'a donc été réellement trouvée pour les facteurs de chute inférieurs à 2 quand le relais est triangulé. Le risque de projection vers le haut de l'assureur n'est donc pas complètement résolu.
Quand le relais est constitué de deux points jugés absolument sûrs pris isolément, et multidirectionnels (résistant à une force vers le bas comme à une force vers le haut), c'est à dire deux bons pitons ou deux goujons, le dispositif d'assurage a avantage à être fixé directement sur un des deux points et non plus sur un "maître" mousqueton issu d'une triangulation. De la sorte, le dispositif d'assurage n'est plus libre de se déplacer vers le haut. L'avantage de la nouvelle doctrine demeure même après avoir clippé la première dégaine.
On remarque au passage que la façon de construire un relais, nonobstant l'utilisation sibylline de l'anneau de corde cousu de la vidéo, pourrait redevenir ce qu'on a toujours préconisé en relais de première intention (voir page 51 de notre manuel) avant la mode de la triangulation à tout prix , à savoir se vacher avec la corde d'assurage au piton le plus proche par un nœud de cabestan, cette corde allant ensuite directement de ce premier piton au second piton plus éloigné (nouveau nœud de cabestan sur mousqueton). Il suffira de penser au retournement brutal du relais vers le haut pour préférer les mousquetons à vis aux mousquetons simples.
Et pour la glace?
A la page 36 du manuel de l'ENSA, dans le chapitre consacré à la glace, alors qu'on aurait pu attendre une solution identique, il est indiqué:
"Pour assurer un second, placez l'appareil d'assurage sur le mousqueton "maître" du relais. En revanche, pour assurer un leader, prenez-le directement au pontet de votre baudrier sans pratiquer de renvoi dans le relais. Le leader placera alors une broche de protection dès le départ du relais pour éviter une chute de facteur 2 sur ce dernier."
On voit donc que l'ENSA est en pleine réflexion sur le sujet et que l'école n'a pas osé changer totalement de doctrine et engager sa responsabilité en conseillant d'assurer le leader directement sur une broche du relais ou sur le mousqueton "maître" issu de deux broches triangulées.
Il faut remarquer qu'en glace, pourvu qu'elle soit suffisamment épaisse, on peut toujours visser la première broche de la longueur à la distance idéale du relais (alors qu'en rocher, s'il n'y a pas de fissure, on ne peut rien faire), c'est à dire dans les départs difficiles avant même de se dévacher du relais sur broches (pour éviter tout risque de chute de facteur 2) mais le plus loin possible pour s'éloigner du facteur 2 (donc au bout de votre long bras). C'est cette première broche qui va alors subir le redoutable effet poulie qui double la force de choc. (On ne mousquetonne pas la broche la plus haute du relais pour cette dernière raison.)
C'est sans doute cette possibilité toujours présente en glace de "protéger le relais" qui a incité l'ENSA à ne pas radicaliser sa nouvelle doctrine.
Que conclure?
Il semble bien que la morale de cette histoire soit de conseiller de s'informer en permanence des dernières données acquises de la science. La façon d'assurer un premier de cordée est en pleine mutation et ce qui pourrait sembler confus à un débutant est en réalité un signe de très bonne santé intellectuelle d'une discipline. C'est que ses acteurs réfléchissent. Il est méritoire pour l'ENSA de faire part régulièrement de ses interrogations en cours d'élaboration sans chercher à imposer une position dogmatique.
L'apprenti conclura qu'il faut lire beaucoup car en tout état de cause, il sera l'artisan ultime de sa propre sécurité, devant choisir les meilleures indications entre différentes méthodes parfois contradictoires comme le relais suisse (rendons à César ce qui est à César) et le relais britannique (voir page 158 de notre manuel). Ces complications, source de jeu intellectuel, ne peuvent en définitive qu'accroître l'intérêt qu'on peut porter à l'escalade en montagne.
*Nouveau? La nouvelle manière d'assurer le premier de cordée avec un risque de chute de facteur deux était déjà décrite en détail en 1974 par Mario Bisacia à la page 141 de Alpinisme Moderne (Arthaud édition). Deux méthodes étaient proposées: tordre la corde en hélice avant de la passer dans le mousqueton d'assurage ou obtenir un freinage jugé plus efficace par l'auteur en utilisant le nœud de demi-batelier, qui n'est autre que notre nœud de demi-cabestan. La méthode est donc un recyclage de ce qui est présenté alors ainsi: "Pour obvier à cette grave lacune de l'assurage à l'épaule sans pitons intermédiaires, on a expérimenté avec succès un assurage "non traditionnel" qui s'effectue directement sur un mousqueton accroché à un piton ou une série d'anneaux de cordelettes coiffant un bec rocheux."
L'apprenti conclura qu'il faut lire beaucoup car en tout état de cause, il sera l'artisan ultime de sa propre sécurité, devant choisir les meilleures indications entre différentes méthodes parfois contradictoires comme le relais suisse (rendons à César ce qui est à César) et le relais britannique (voir page 158 de notre manuel). Ces complications, source de jeu intellectuel, ne peuvent en définitive qu'accroître l'intérêt qu'on peut porter à l'escalade en montagne.
*Nouveau? La nouvelle manière d'assurer le premier de cordée avec un risque de chute de facteur deux était déjà décrite en détail en 1974 par Mario Bisacia à la page 141 de Alpinisme Moderne (Arthaud édition). Deux méthodes étaient proposées: tordre la corde en hélice avant de la passer dans le mousqueton d'assurage ou obtenir un freinage jugé plus efficace par l'auteur en utilisant le nœud de demi-batelier, qui n'est autre que notre nœud de demi-cabestan. La méthode est donc un recyclage de ce qui est présenté alors ainsi: "Pour obvier à cette grave lacune de l'assurage à l'épaule sans pitons intermédiaires, on a expérimenté avec succès un assurage "non traditionnel" qui s'effectue directement sur un mousqueton accroché à un piton ou une série d'anneaux de cordelettes coiffant un bec rocheux."