Première ascension de la face Sud des Ecrins, Henry Duhamel 70

Voici le récit de la première ascension de la face Sud de la Barre des Ecrins, paru dans l'Annuaire du CAF de 1880 sous la plume d'Henry Duhamel, prétendant malheureux à la Meije, qui eut là un fort beau lot de consolation. Mais auparavant, qui était donc ce Henry Duhamel?

BIOGRAPHIE DE HENRY DUHAMEL

(Sources: Archives de Paris, archives de Gières, revue La Montagne éditée par le CAF: témoignages de Gaston Berge, du Général Gambiez, de Henry Cuënot et de W.A.B.Coolidge)
-Tous droits réservés-

Marie Joseph François Henri Duhamel, qui se fera appeler Henry Duhamel (sacrifiant à l'anglophilie ambiante de la fin du XIXe), naît le 9 décembre 1853 sur l'ancien 3e arrondissement de Paris (qui disparaît en 1860 au profit du nouveau découpage en vingt nouveaux arrondissements par la loi du 16 juin 1859), fils unique de François Emile Duhamel, âgé de 35 ans, né à Paris, qui deviendra un riche négociant du 16ème arrondissement, et de Claire Olympe Dumont, dite Clarisse, âgée de 26 ans, sans profession.

Le 3 avril 1866 à 10h30, le maire du 16e arrondissement reçoit d'Alfred Dumont, 43 ans, architecte, habitant au 205 rue du faubourg St Martin, accompagné du précepteur particulier de Henri, Théodore Chaboisseau, âgé de 38 ans qui loge chez les Duhamel, la déclaration de décès de son beau-frère François Emile Duhamel, 48 ans, le 2 avril à une heure du soir à son domicile sis n°12 rue Desbordes-Valmore. Cette adresse ainsi que les immeubles voisins est celle d'hôtels particuliers luxueux érigés par le célèbre architecte Louis Salvan. Henri n'a que 12 ans, sa mère 39.

La fortune familiale suffisant, il fera le choix, après des études classiques, de rester auprès de sa mère et n'entreprendra aucune carrière rétribuée.

Cliché de Henry Duhamel sans doute pris par Edouard Charles Fraisse (1880-1945) vers 1915, graveur en médaille, en prévision d'une médaille de bronze frappée à la Monnaie de Paris


En 1870, il se fait à 17 ans engagé volontaire pour la durée de la guerre dans les services hospitaliers parisiens, créant une ambulance particulière lui valant les félicitations du maire du 3e arrondissement. Il restera toute sa vie attaché à l'armée. Il prend part au siège de Paris pendant la Commune, assiste à des horreurs, raison possible de son déménagement avec sa mère en 1873 pour l'Isère. Celle-ci achète une maison à Gières, maison que Duhamel baptisera plus tard L'Armandière en hommage à son épouse prénommée Armandine. (Cette maison s'appelle aujourd'hui Le clos d'Espiès et abrite un centre de loisirs pour enfants, proche de Berthet Musique, au carrefour central de Gières avec son avenue Henri Duhamel.)

Découvrant la montagne et la parcourant assidûment, il fonde avec quelques amis la Section de l'Isère du CAF en 1874 c'est-à-dire dès la fondation du club, avant d'en devenir successivement le secrétaire général puis le président. En 1875, il visite Alger en juin (où il est photographié en costume arabe - collection de Miss Brevoort) puis se lance dans la conquête de la Meije par tous les côtés possibles, en vain. Mais il montrera la voie en gravissant l'arête du promontoire et le couloir qui porte son nom. Boileau de Castelnau, en 1877, juste avant sa victoire, propose à Duhamel d'y participer, mais celui-ci n'y croit plus. Entre le jeune noble protestant et le bourgeois aisé catholique, la rivalité n'empêche pas la prévenance.
Coolidge entre en correspondance avec Duhamel dès l'année 1876 et celui-ci est élu membre de l'Alpine Club en 1877 avec la recommandation personnelle de John Ball (premier président du club anglais, voir nos articles n°68 et 83). C'est en 1878 qu'il rencontre pour la première fois Coolidge à La Grave. (Mais Coolidge, qui n'a que 67 ans au moment de son témoignage après la mort de Duhamel, donc encore jeune et ayant toute sa tête, dit avoir été présenté au père et à la mère de Duhamel à cette occasion. Or, l'acte de décès n°594 du père de Duhamel, daté du 3 avril 1866, retrouvé par nous aux Archives de Paris est formel. Coolidge fit donc une confusion sur les personnes qui lui furent présentées ce jour-là, sans doute en raison de la barrière de la langue.) En juin 1881, Duhamel aura même l'occasion de guider Coolidge, alors directeur de l'Alpine Journal, en Chartreuse pour gravir le Grand Som après avoir dormi dans la maison forestière du col de la Charmette. Une semaine plus tard, Coolidge assistait en admirateur à la très longue et âpre négociation du diplomate Duhamel avec une vingtaine de paysans locaux pour acquérir un chalet à la Lavey en vue du futur refuge.

Il commence sa collection de premières - avec guide - en 1875 avec la Tête des Corridors. En 1878, il cumule les premières ascensions du Pic W du Vaccivier, du Pic Gaspard, du Pic Central de la Grande Ruine par l'arête NE et de la Meije Orientale. On lui doit l'année suivante le passage du Serret du Savon (permettant aujourd'hui de passer du refuge de l'Aigle au refuge du Promontoire), le Pic de la Temple en 1880 suivi de la face Sud des Ecrins, l'Aiguille du Plat de la Selle par le versant SE en 1881. Ses "explorations", comme il les nomment, comptent aussi un certain nombre de cols de haute-montagne, avec une arrière-pensée pour un éventuel usage militaire.

En 1879, en tant que membre de la mission scientifique de l'Algérie du botaniste (et docteur en médecine) Ernest Cosson (1819-1889) de l'Institut de France (élu à l'Académie des Sciences en 1873), il est chargé d'une mission dans le Sud-Est algérien par le gouverneur général Alfred Chanzy (1823-1883), juste avant le départ de l'Ardennais pour la Russie en tant qu'ambassadeur (après presque six années à son poste en Algérie qu'il connaissait bien pour y avoir déjà passé seize ans dès 1843, alors sous-lieutenant, puis de nouveau en 1868 - alors général de brigade - pour lutter contre les razzias de tribus marocaines au Sud-Ouest). Cosson livrera en 1879 Le règne végétal en Algérie et en 1880 Note sur le projet de création en Algérie d'une mer dite intérieure (démontrant les nuisances qu'une telle réalisation entraînerait pour le commerce des populations indigènes et pour les plantations).

En 1879, il publie une première carte du massif des  Ecrins (d'autres plus détaillées suivront en 1883, 1886, 1889) dont l'exactitude, nonobstant une échelle de seulement 1/100000e, est déjà une curiosité inédite. Ses nombreux récits de courses publiés dans la revue du CAF La Montagne lui donnent une certaine notoriété.

Carte de Henry Duhamel du massif des Ecrins
L'édition aboutie de la carte d'ensemble (version réduite en pixel pour le blog - voir à la fin de l'article pour télécharger les versions en taille normale


Il arrête la haute-montagne en 1882 après 23 premières ascensions pour se marier (avec contrat de mariage devant notaire à Paris daté du 11 avril) à Paris dans le 14e arrondissement le lundi 16 avril 1883 à 15h30 avec Armandine Amélie Camus, née à Beton-Bazoches (Seine et Marne) le 21 avril 1862, fille mineure de Joseph Alfred Camus (52 ans, sans profession) et de Louise Clémentine Retrou (46 ans, sans profession), domiciliés à Paris au 18, avenue de l'Observatoire.
Le 1er mars 1884 naît leur premier fils, Jacques, à Gières. Ils auront deux fils et une fille, Claire, qui donnera son prénom au glacier de la voie normale du Pic Gaspard, ainsi qu'au col et à la pointe situés à son orient.

Juin 1886: carte de membre de la Société de Géographie



Il se consacre ensuite à sa riche bibliothèque d'histoire et de géographie et à la cartographie. Il participe à la rédaction d'ouvrages de montagne: Guide du Haut-Dauphiné notamment avec Coolidge et Perrin en 1887; édition Joanne de 1889 de la 1ère partie du Guide des Alpes Dauphinoises; recueil de photographies (1899) célébrant les troupes de montagne intitulé Au Pays des Alpins ("Il y a dans toutes vos pages quelque chose de confiant et de crâne qui réconforte" lui écrira M. Leygues.); et donne des articles dans diverses revues d'alpinisme ou de géographie.

Le petit format, destiné à être emporté dans le sac à dos des excursionnistes, fut ensuite copié par les guides Devies-Labande

Un directeur de l'Alpine Journal, même Américain, se devait de faire figurer en exergue un trait d'humour so british...

Dès 1878, Duhamel s'était intéressé aussi aux raquettes puis au ski. Il sera à l'origine de l'introduction du ski sportif en France en 1889 après avoir rapporté les skis décorant une exposition suédoise à Paris puis en avoir commandé quatorze paires.
 
En 1887, quand le Premier ministre italien Francesco Crispi, admirateur de Bismarck, se met à développer sa politique agressive contre la France (tarifs douaniers, ambitions coloniales en Tunisie, signature de la Triplice), les milieux militaires imaginent d'utiliser les compétences topographiques de Duhamel. Le gouverneur de Lyon, le général baron Berge, tient à le nommer sous-lieutenant de réserve pour l'avoir auprès de lui en cas de conflit. Duhamel, très pieux, démissionnera en 1903 suite à l'expulsion des moines de la Grande-Chartreuse, mais ce sera pour suivre aussitôt les cours de l'Ecole d'instruction du service d'état-major à Paris en vue de parfaire sa formation militaire au cas où un conflit se déclarerait. Sa mère meurt en 1906. Il obtient une citation militaire le 19 mars 1908 pour son assiduité.

Cette collaboration entre des topographes-alpinistes amateurs adhérents du Club Alpin Français (Duhamel pour le Dauphiné, Franz Schrader pour les Pyrénées, Vallot pour le Mont-Blanc, Helbronner pour les Alpes françaises...)  et l'armée (le Service Géographique de l'Armée - qui deviendra l'IGN en 1940 pour échapper à une réquisition de l'occupant - avait vu le jour en 1887 par une scission de Dépôt de la Guerre) avait trouvé sa concrétisation, sur une idée de Paul Helbronner, par la création en 1903 d'une Commission de topographie au sein du club. C'est aussi en 1904 que le club abandonne sa première devise "Excelsior" pour la plus explicite "Pour la patrie, par la montagne". Si le colonel du génie Ferdinand Prudent, auteur de la carte du massif des Ecrins de 1874 publiée par le CAF, en fut désigné président (voir en fin de notre article n°182), ce fut Henri Vallot (né comme Duhamel en 1853) qui imposa ses vues et son autorité, avec pour objectif de recréer de nouvelles cartes sans utiliser les anciennes et à une échelle ambitieuse de 1/20000e. Les objections raisonnables des provinciaux Maurice Paillon, à Lyon, et Henry Duhamel, à Grenoble, qui penchaient pour simplement améliorer les cartes existantes, ce qui était davantage compatible avec les moyens humains et techniques que pouvaient déployer des amateurs, eurent peu de poids dans les décisions prises à Paris. Les productions importantes de la Commission,  furent une carte du massif des Sept-Laux en 1911, une carte du massif de la Chartreuse en 1919, une carte du massif du Mont-Blanc de 1925 à 1935, toutes à l'échelle 1/20000e. Le reste de la production, réalité oblige, fut une somme de croquis, améliorations de cartes existantes, descriptions, donnant finalement raison à la clairvoyance de Duhamel. La guerre puis la disparition de la génération des excursionnistes cultivés dès la fin des années vingt au profit d'un alpinisme sportif (création du GHM) eurent raison de la cartographie amateur.

Atteint par la limite d'âge en 1913, il sollicite des fonctions actives dès le début de la guerre tandis que ses deux fils et son gendre vont combattre sur le front des Vosges et seront blessés à plusieurs reprises. Il est nommé à Grenoble instructeur au 28e Bataillon alpin de Chasseurs à pied. En décembre 1916, tandis qu'il formait les troupes de skieurs devant être affectés dans les Vosges et qu'il avait demandé officiellement une affectation au front, il chute sur une plaque de glace dans la cour de la caserne de Bonne. Pendant deux mois, il dissimule ses douleurs pour continuer son service mais succombe le 7 février 1917. Gaston Berge dans sa nécrologie écrit qu' "il est mort à 63 ans mais en pleine jeunesse pour ses amis et pour les Alpins du 28e Bataillon qui le voyaient à l'œuvre sans fatigue apparente, grâce à sa constitution robuste."
Armandine Duhamel décèdera en 1946 à l'âge de 84 ans.

(N.B. La notice Wikipédia et certains sites évoquent des problèmes de santé depuis l'adolescence, qui auraient justifié le déménagement à la montagne en 1873, mais sans déclarer la source ni étayer la fable. L'hypothèse d'une mise à distance volontaire avec épisodes tragiques et criminels de la Commune est quant à elle nettement suggérée par la nécrologie du général Gambiez.)

__________________________
Voici donc enfin le formidable récit de Duhamel racontant la première ascension de la face Sud de la Barre des Ecrins, ascension à faire figurer sans faute dans son carnet de courses, valant en difficultés et en engagement la traversée de la Meije:

Face Sud des Ecrins, première ascension
Cliquer sur l'image pour télécharger le récit en pdf (2,83 MB)
(Source: gallica.bnf.fr / Archives départementales des Hautes-Alpes)


Face Sud des Ecrins
Face Sud des Ecrins, vue depuis le sommet du Fifre

__________________
DOCUMENTS A TELECHARGER:



Carte nord-est (10,91Mo)

Carte nord-ouest (10,47Mo)

Carte sud-est (11,04Mo)

Carte sud-ouest (10,62Mo)

En comparaison, la carte de 1874 du Capitaine Ferdinand Prudent (29,3Mo - donc quelques instants nécessaires avant qu'elle n'apparaisse avec netteté sur votre smartphone) déjà présentée à l'article n°182 , article qui donnait un exemple de la propension à inventer des précédents faiseurs de cartes (l'imaginaire Glacier du Col à la place de la Brèche du Râteau).