Légitimité d'un manuel d'alpinisme amateur 3

Alpinisme sans guide et légitimité d'un auteur:

A l'apparition d'un nouveau manuel d'alpinisme se pose forcément la question de la légitimité de l'auteur.
On s'attend classiquement à trois sources:

1/ Un ouvrage collectif d'une organisation reconnue comme le CAF, le GHM, la FFME, l'ENSA qui ont chacune fourni des livraisons de ce genre d'ouvrage, tentant généralement une exhaustivité des sujets traités, ce que permet la multiplicité des auteurs, et ne s'autorisant que rarement à échapper au consensus du moment par des solutions ou une vision personnelle.

Manuel d'alpinisme du CAF de 1934
L'archétype du manuel académique: le manuel du CAF de 1934 en 2 volumes

2/ Un ouvrage écrit par un professionnel de la montagne dont le diplôme et la pratique sont des gages de bons conseils. On peut citer les manuels de Pourchier et Frendo, de Gaston Rébuffat, de Patrice de Bellefon, d'Erik Decamp, de Bruno Gardent. La facture est alors plus personnelle et originale, ce qui crée le complément idéal pour le premier type d'ouvrages.

Manuel d'alpinisme de Pourchier et Frendo
Le "Pourchier-Frendo" de 1943 (sorti en 1946)

3/ Un ouvrage écrit par un alpiniste de haut niveau. Peu malheureusement se sont essayés à cet exercice, l'exception notable étant Pierre Allain. On regrette que ces alpinistes n'aient généralement produit que des récits de leurs aventures. On aurait aimé lire un manuel technique de Pierre Béghin (1951-1992), un autre de Pierre Chapoutot (1939-2006) ou de Patrick Bérhault (1957-2004). Quant à Jean-Michel Cambon (1952-2020), il est vrai que ses livres topos sont truffés de conseils en tous genres et prennent parfois la valeur de manuels techniques pour le plus grand plaisir des lecteurs. La férocité des pairs et des institutionnels limite malheureusement les ardeurs, on se souvient de l'accueil du manuel de Sylvain Jouty très injustement attaqué dans Montagne et Alpinisme (n°4,1977) par un Henri Lucksenberg qui devait probablement ce jour-là passer ses nerfs…

Manuel d'alpinisme de Sylvain Jouty
Le manuel de Sylvain Jouty, assassiné très injustement. En 1977, la concurrence était rude: parutions du manuel du GHM (Bernard Amy et coll.) et du manuel de Patrice de Bellefon. Sus à l'amateur isolé!

Alors, quid du manuel écrit par un amateur qui ne serait pas alpiniste de haut niveau? On a connu deux tentatives, celle de Georges Casella en 1913 puis celle de Bertrand Kempf en 1962, du reste deux très bons livres. Mais ces deux auteurs portaient aussi des casquettes faisant autorité: Casella, membre du CAF et du Touring-Club de France, était écrivain de profession. Kempf était cadre du CAF délégué à la sécurité. Comment justifier dans ces conditions la légitimité d'un manuel technique d'alpinisme écrit par un amateur de niveau ordinaire non inscrit sur l'organigramme d'une institution alpine?

Manuel d'alpinisme de Kempf
Le manuel de Kempf, 1962

La réponse est dans le sujet même du projet. Ce sujet consiste à expliquer comment il est possible de pratiquer un alpinisme ordinaire - tenterons-nous de plaisance? - pour un amateur le temps des congés d'été sans l'assistance d'un guide ni de toute personne en tenant lieu (un camarade beaucoup plus fort). Alpinisme de plaisance ne signifiant pas qu'on se cantonne aux voies normales mais qu'une course amènera la suivante naturellement sans projet narcissique de vaincre l'Alpe homicide… Si l'on finit par réaliser une grande course à son insu, qu'à cela ne tienne!

Ce sujet étant tenu, l'exigence pour l'auteur était de réunir un certain nombre de critères:
- pratiquer réellement l''alpinisme depuis plus d'un mois…
- le pratiquer sans guide ni ami en tenant lieu;
- ne pas, précisément, être guide soi-même;
- ne pas, précisément, être alpiniste de haut-niveau.
Sans quoi le sujet aurait été raté. De la sorte, les tares apparentes de l'auteur se sont retournées et sont devenues des atouts et même des critères indispensables en raison du sujet abordé. Imaginez un guide écrire sur l'alpinisme sans guide quand pour une face sérieuse il s'encorde avec un copain guide et fait équipe avec une autre cordée composée de deux autres guides. Il nous dira sans rire qu'il n'a pas pris de guide pour son ascension car il y est allé avec des copains. Si l'on compte bien, chacun  est pourtant accompagné de trois guides, chiffre que n'atteint pas le client têtu voulant réaliser une course trop difficile pour lui et qu'on devra tirer et pousser à la fois (la fameuse technique "sandwich"). On approche les 18 guides de Saussure*… Il est vrai que le domestique n'est pas de la partie, sauf peut-être encore au Népal et au Tibet…

Les guides de Saussure
Une partie des guides de Saussure
(Source: the British Museum. Licence CC BY-NC-SA 4.0)

Enfin, à l'exemple des thèses de second cycle d'université, une légitimité se déduit également du travail de compilation réalisé. Un tel travail s'appuie sur une bibliographie (cf infra), cite ses sources (ce qui est le cas dans 247 références de bas de pages) et les manie pour produire un discours original qui a du sens. C'est ce que nous avons tenté de faire.


Alpinisme sans guide, bibliographie

*Horace Bénédict de Saussure (1740-1799) est un naturaliste genevois ayant offert une récompense pour la première ascension du Mont-Blanc. Il le gravit le 3 août 1787 accompagné de 18 guides et de son valet de chambre.