Maurice Paillon (1855-1938), héraut de l'alpinisme sans guide 173
Maurice Paillon est un nom incontournable pour l'alpiniste amateur puisque ce fut lui qui commit en 1903 l'irréparable traduction du livre de Mummery qui consacra l'alpinisme sans guide comme seule pratique convenable. On trouvera en fin d'article un lien vers son ascension de 1898 au Gioberney et à la pointe Richardson, qu'il nomma ainsi en hommage à la compagne de cordée britannique - Miss Violette, tel que tous deux la surnommaient affectueusement - de sa grande sœur Marie. Cinq ans plus tard, il faisait relire sa traduction à Kate Richardson pour s'assurer de n'avoir pas trahi le texte original so british du gymnaste accompli du Grépon.
Publicité de 1938 dans la revue du CAF annonçant en même temps son décès |
Maurice Paillon est né le 23 février 1855 à Bordeaux et mort le 13 avril 1938 à Paris. Sa mère, Jeanne née Durand en 1828, connut une période extraordinaire de la fin de la monarchie de Juillet, puisqu'elle dut suivre à l'âge de 15 ans sa mère (Louise Brun, décédée à Oullins en 1884) et son beau-père dans l'extrême sud de l'Algérie où ce dernier avait été nommé commandant du poste de Saïda qu'Abd el-Kader avait fait brûler à l'automne 1841 quand les Français s'en étaient approchés. Pendant 5 années, de 1843 à 1847, au plus chaud des événements (enlèvement de la smala d'Abd el-Kader par le duc d'Aumale en 43, prise de Saïda par les Français à l'automne 44), elle vécut au rythme de la garnison, suivant les colonnes à pied et à cheval, dormant sous tente, essuyant les attaques des insurgés, notamment en 1845 pendant la grande révolte de Saïda où elle reçut une balle. Elle sera incitée à publier ses souvenirs de ces années après le décès prématuré de son fils Charles (né entre Marie et Maurice – Les archives donnent un Gustave Charles décédé à Oullins le 21 octobre 1885 - ?- ) puis de son mari le 27 avril 1899.
Celui-ci, Étienne Paillon, est chirurgien militaire et va d'affectation en affectation. En 1845, l'Annuaire de l’État Militaire de France le donne à l'hôpital de Saint-Omer (Pas-de-Calais). En 47, il est positionné en Algérie. Il y rencontre Jeanne puis la ramène en France et l'on retrouve Étienne Paillon dans l'Annuaire de 1849 muni d'un titre universitaire et affecté à l'hôpital de Sedan (Ardennes). Entre temps, le couple, bien sûr marié, a eu Marie (qui signera plus tard Mary, prise par l'anglophilie généralisée de l'époque) , née à Sedan le 26 septembre 1848, puis Charles.
Les déménagements ne cessant pas, Maurice naîtra en Gironde puis la famille retraversera la France pour Sainte-Foy-lez-Lyon, enfin à Oullins (banlieue de Lyon), lieu originel de la famille de Jeanne.
Étienne Paillon y devient médecin de la Compagnie des Chemins de Fer Paris-Lyon, et loge dans le « château » d'Oullins avec son jardin de dix ares en plein centre-ville. En tant que membre de la bonne société locale et ayant contribué à l'événement, sa fille est invitée en 1869 à prononcer un discours devant l'impératrice Eugénie (âgée de 43 ans) à l'occasion de l'inauguration de l'asile d'Oullins des 24 et 25 août. Issue d'un grand d'Espagne, Eugénie de Montijo, ambitieuse pour son fils né en mars 1856, était devenue depuis cette date très impliquée dans la vie politique de l'Empire et même après jusqu'au massacre du jeune Louis-Napoléon par les Zoulous en 1879. A la suite des élections de mai où les voix pour l'opposition étaient passées de 190000 à 330000 (contre 460000 pour les candidats de l'Empereur), Napoléon III avait décidé d'établir un régime parlementaire. Le régime était devenu déjà plus libéral, le premier train de mesures datant de 1859-60. Du reste cette année 1869, Gambetta venait de se faire entendre à Belleville en avril, revendiquant le suffrage universel direct, la liberté individuelle, les libertés pour la presse, le droit de réunion, d'association et l'instruction primaire gratuite. Eugénie se démultipliait. En novembre, elle devait encore inaugurer le canal de Suez, grande victoire commerciale face aux intrigues du Foreign Office.
Le docteur Étienne Paillon comptait d'autant plus dans la société locale qu'il était un membre fort actif du corps médical. En 1866, il avait notamment présenté un mémoire devant la Société impériale de médecine de Lyon lui permettant d'en devenir membre, intitulé « Diagnostic différentiel des principales maladies de poitrine et spécialement de la pleurodynie, de la pleurésie et de la pneumonie ». Et il comptait à cette époque neuf autres publications médicales.
Maurice fait ses études chez les Dominicains de Lyon, la famille maternelle comme paternelle étant catholique pratiquante. Il commence à parcourir la montagne vers 1872 (ascension de la Dent du Chat, au-dessus du lac du Bourget), incité par sa mère qui l'accompagne, suivis de Marie.
Il commence une carrière dans la finance puis devient géographe.
En 1886, il adhère au Club Alpin Français, sa sœur ne lui emboîtant le pas qu'en 1889 (après sa rencontre à la Meije avec Kate Richardson en 88). Il s'attache ensuite régulièrement à la corde du guide Émile Pic, occasion de nommer en 1889 quelques sommets de l'Oisans : Roche Hippolyte Pic (fils d’Émile) - 3586m, Roche Paillon – 3636m, Roche Émile Pic (3586m). Il escaladera plusieurs centaines de sommets, en Oisans surtout mais aussi dans le massif du Mont-Blanc, au Grand Paradis et en Valais (Rothorn de Zinal). Il montre une nette prédilection pour les aventures hivernales (rigoureux hiver 1890-91 notamment). Il donne régulièrement dès 1889 des récits de ses courses dans les revues alpines : Bulletin du CAF, Annuaire du CAF, Annuaire de la STD, Revue Alpine, activité qu'il poursuivra jusqu'en 1933.
Il devient secrétaire général puis vice-président de la Section Lyonnaise du CAF, également président du Syndicat d'Initiative de Lyon. Il y développe un service d'information sur les conditions en montagne. Il fonde la Revue Alpine en 1895, organe de cette Section Lyonnaise, et en assure la direction de la rédaction jusqu'en 1903.
Organigramme de la Section Lyonnaise édité dans l'Annuaire du CAF de 1903 |
Sa passion pour la géographie se traduit dès 1898 par une participation au Dictionnaire Géographique et Administratif de la France de Paul Joanne (1847-1922) qui avait également repris en 1881 la collection des Guides Joanne créée par son père Adolphe en 1860. L'année suivante, Paul Joanne lui propose la réédition du guide Dauphiné, début d'une longue collaboration pour la série des Guides bleus.
Dictionnaire en 7 volumes, parus de 1890 à 1905 |
En 1900, sa mère, Jeanne, monte encore au sommet du Mont-Blanc à l'âge de 72 ans.
En 1903, il traduit le livre d'Albert Frederick Mummery (qui a le même âge que lui à sept mois près), Mes Escalades dans les Alpes et le Caucase, publié aux éditions Lucien Laveur par la Librairie J. Rothschild.
Résidant désormais à Paris, en 1904, il est choisi par la direction centrale du CAF comme rédacteur en chef de la revue officielle du club, La Montagne. Ce choix s'inscrit dans le cadre d'une politique d'apaisement des tensions existant entre Paris et les sections de province. Maurice Paillon est également vu comme capable de trouver un consensus entre les deux conceptions de l'alpinisme qui s'opposent de plus en plus nettement : l'alpinisme culturel, de tradition, et l'alpinisme sportif, qui s'affirme. Sa formation en géographie était garante de la première tandis que ses liens avec Pierre Puiseux, adepte de l'alpinisme sans guide, son intérêt pour le ski, et la traduction de l’œuvre de Mummery qu'il venait de faire, donnaient des gages pour la seconde.
Il faut dire que l'heure est à de réjouissantes sorties de ce genre :
« L'Alpinisme, ce n'est point le voyage en caravane d'esclaves, qui passent de Chamonix à Zermatt, de Grindelwald à Saint-Moritz, enchaînés à un cicerone bavard, liés aux indications d'un horaire exigeant, revenant des montagnes porteurs d'alpenstocks enguirlandés de noms retentissants, ayant tout parcouru, mais n'ayant rien vu.
« L'Alpinisme, ce n'est point l'escalade brutale et hâtive de ces jeunes clubistes qui se précipitent à l'assaut des cimes, franchissent à la diable couloirs et crevasses, courent à la montée, courent à la descente, se vantent d'être passés en cinq heures du refuge Janssen à la table d'hôte de Chamonix et mettent tout leur plaisir sous la plante des pieds. » (Paul Matter - Rapport annuel sur 1904 - La Montagne, janvier 1905)
En 1904 toujours, il participe bien sûr, avec sa sœur Marie, à la rédaction du Manuel d'Alpinisme du CAF. Il en rédige la partie technique. Plus tard, ces diverses actions lui vaudront de devenir membre d'honneur du GHM (en 1919) puis membre d'honneur de l'Alpine Club (en 1933).
Le premier manuel d'alpinisme français, neuf années avant celui de Casella |
Olivier Hoibian a montré - L’Œuvre Editoriale du CAF (1874-1974), Amnis, 1/2004 - comme l'arrivée de Maurice Paillon à la direction rédactionnelle de La Montagne, accompagna l'évolution sportive de l'alpinisme. Imitant le contenu de la Revue Alpine, la part belle est faite aux ascensions techniques, tout en sachant rester dans la continuité d'une facture générale de haute tenue littéraire et scientifique.
Numéro de janvier 1905, avec une belle couverture illustrée par Louis Trinquier-Trianon (1853_1922) rompant avec l'aspect austère des anciens annuaires du club. |
[Pour obtenir les 40 années de publications de la revue La Montagne, cliquez ici pour accéder à la bonne page de Gallica.bnf.fr]
Il se marie tardivement, vers la cinquantaine, mais perd son épouse prématurément. Son fils, Hugues, naît en 1906. Dès l'âge de 3 ans, celui-ci est emmené au Col de Balme par sa grand-mère âgée alors de 80 ans. Il deviendra grimpeur à Fontainebleau, membre du Groupe de Bleau formé en 1924 avec Pierre Chevalier (auquel on prête l'invention de la corde en nylon), Henri Brenot (auquel on prête l'invention du jumar), Marcel Ichac, Jacques Boell, Guy Labour et les frères Leininger (qui se succéderont à la Meije en 34 et 35 pour accompagner Pierre Allain dans sa directe de la face Sud).
Le 21 octobre 1911, Jeanne Paillon décède à Oullins dans sa 84e année, devenue célèbre par les nombreux articles qui lui sont consacrés dans divers journaux français et étrangers (The News, The Ladies' Realm, La Vie Heureuse, Le Conseil des femmes, Le Journal de Zermatt, The Woman at Home, Les Lectures pour Tous, Femina). La Montagne lui rend bien entendu hommage dans son numéro 11 du 20 novembre 1911.
A partir de 1920, quand le prince de Monaco lui propose d'être secrétaire général du Congrès d'alpinisme, Maurice Paillon entreprend sa grande œuvre sur les Alpes, composant une large étude géologique, géographique, historique et ethnographique. Il rédigera trois tomes couvrant les Alpes de France (éditions Alpina), Savoie (1938), Dauphiné (1939) et Provence (1940), qui ne furent malheureusement publiés qu'après sa mort, illustrés de nombreuses photographies. Le dernier volume sera du reste achevé par son fils.
A l'exemple de celle sa mère devenue légendaire, il conserve une endurance exceptionnelle malgré les années. A 75 ans, il expédie les six premiers jours de septembre 1930 le col Cordier, le Pic de Neige Cordier, le col Emile Pic, la Barre des Ecrins, le col du Sélé, enfin le col du Clot des Cavales pour terminer à La Grave. A 82 ans, il gravit la Grande Sassière et fait quinze jours de ski l'hiver suivant.
Pendant les années de dissension entre le CAF et le GHM (1929, 30 et 31), il cherchera à ne pas envenimer la discorde. Il ne lâchera finalement son siège de rédacteur en chef de la revue La Montagne qu'en 1932, à l'âge de 77 ans, Pierre Dalloz lui succédant. En revanche, il disparaîtra à l'âge de 83 ans, le 13 avril 1938 c'est à dire de façon prématurée eu égard à la longévité de sa sœur qui ne décédera que le 21 mai 1946 à l'âge de 98 ans.
La famille n'aura pas de postérité, raison sans doute du relatif oubli actuel (qui a justifié la présente biographie), puisque Marie Paillon ne se mariera jamais (commençant à devenir aveugle vers 1898, elle vit à Oullins avec Kate Richardson qu'elle considère comme sa sœur) et que Hugues, membre du GHM, meurt sur le front de l'Aisne le 8 juin 1940 frappé par une torpille aérienne pendant deux missions dangereuses pour lesquelles il s'était porté volontaire.
(Texte amélioré d'une première version rédigée le 14 juillet 2020 et publiée en pdf à l'occasion de l'article n°120 consacré au Gioberney par le Says et à la Pointe Richardson.)