Fissure d'Ailefroide: terrain idéal pour apprendre... et enseigner 124

Août 2020. Vingt-sept années après notre minuscule prouesse de 1993 où nous avions réussi - armés d'un piteux niveau maxi de 4 sup après dix mois d'apprentissage de l'escalade - la fameuse Fissure d'Ailefroide en suant sang et eau, nous revoilà, nostalgie oblige, dans la première longueur de la voie de 1955 attribuée, sans doute pour des raisons de publicité locale, au Grenoblois Lionel Terray.

Fissure d'Ailefroide, Vallouise, Briançonnais


Sitôt notre second engagé dans la longueur, se présente à l'attaque une cordée de trois dont le leader médaillé, muni de chaussures de trail peu adhérentes, se lance quatre à quatre, dépasse le premier relais sans poser une seule protection puis envisage de faire venir ses clients. Impolitesse classique... Nous démarrons la deuxième longueur avant que les seconds ne soient prêts pour le départ, les cordes se confondent, la journée semble O.K. pour répéter la scène d'introduction irréaliste de Vertical Limit quand plusieurs cordées réussissent l'exploit de "dévisser" ensemble de la belle paroi grandiose de l'Utah. D'autant que le rouleur de mécanique, impatient d'exposer sa complète intelligence, va ensuite peaufiner sa technique. Il se lancera dans plusieurs longueurs sans poser la moindre protection, faisant donc courir à ses clients, vachés au relais et ayant pour instruction de l'assurer au pontet avec un Réverso, le risque d'une chute de facteur 2. Quand on sait que l'ENSA a renouvelé en 2016 son manuel de 1997 principalement en raison de la nouvelle façon d'appréhender la chute de facteur 2, ne pas protéger le relais parfois constitué de deux spits de huit corrodés, est d'une nonchalance d'autant plus inquiétante qu'elle n'est nullement extraordinaire. Dans ces conditions, en cas de chute, le mariolle arrache le relais et tout le monde rejoint le camping à la vitesse accélérée.

Ce jour-ci, le bienheureux ne dérapa pas. Vu les statistiques d'accidentologie mortelle de la profession de guide de haute-montagne en France, on réalise que cette chance ne se présente pas tous les jours... Mais il faut croire que l'habileté du gaillard à placer friends et coinceurs était si grande qu'il risquait de retarder sa cordée au point d'aller au bivouac en agissant autrement...

Cependant, on eut par la suite tout le loisir d'entendre de ses clients, pendant qu'on attendait longuement aux relais, qu'ils avaient embauché un guide pour découvrir les manœuvres de corde en grande voie. Mal leur en prit. Seuls, ils auraient appris beaucoup. Ce jour-là, ils ne firent que suivre la corde d'un artiste trop occupé à se faire admirer grimper.

Mais alors, qu'aurait pu donc enseigner le fier-à-bras? Oh! si peu de choses:

1/ La première longueur, courte jusqu'à un arbre immense, présente deux parties très différentes. D'abord une fissure-dièdre facile à protéger, munie de grosse prises. Puis une sortie en dalle de plusieurs mètres sans possibilité de placer des protections. C'était l'occasion d'expliquer:
- qu'il est essentiel de placer un ou plusieurs coinceurs très solides à la fin de la portion protégeable, c'est à dire avant de s'aventurer sur la portion exposée, même si l'endroit ne pose aucune difficulté; c'est ce qu'on fait à la fin d'une portion de glace (on broche avant que la glace ne soit trop fine) avant la sortie de longueur en neige poudreuse.
- qu'avant de sortir du dièdre, on peut nettoyer une dernière fois très soigneusement les semelles de ses chaussons en crachant dans ses paumes et en astiquant la gomme puis en la frottant contre le bas de pantalon opposé.
- qu'il faut vérifier que les anneaux de cordelettes et de sangles qui entourent l'arbre du relais soient noués correctement et en bon état sur la totalité de leur circonférence avant de s'y suspendre. On va donc voir derrière le tronc! Alain Robert, en 1982, eut son accident le plus grave en raison d'un anneau de corde qui a lâché. Au moindre doute, on ajoute une sangle. Au minimum, on se vache à la totalité des anneaux de cordelettes et de sangles et non à un ou deux d'entre eux seulement.
- qu'il est préférable que le premier de cordée ne porte pas de sac dans ces passages exposés où la chute est interdite, et qu'on peut donc prévoir la possibilité de hisser son sac sur le deuxième brin: sac résistant de type spéléo et poulie auto-bloquante (voir page 91 de notre manuel). Cette façon de faire sera le passeport pour les futures courses de rocher TD où le sac du leader sera forcément trop lourd pour être porté pendant les longueurs dures.

2/ Les longueurs et relais suivants montrent des spits de 8 noircis car corrodés et des goujons de 10 plus récents. C'était l'occasion d'expliquer la différence de conception et de résistance aux chocs entre les deux matériels, le spit de 8 n'étant pas considéré depuis longtemps comme une protection fiable permettant la chute en escalade. Il s'agit d'un matériel de spéléologue destiné à se suspendre et non capable de recevoir un choc sans dommage. Face à un spit de 8 bien rouillé dans un pas dur, il est grandement préférable de tirer doucement sur la dégaine que de vouloir à tout prix réussir le pas en libre au risque de rompre la ferraille dans une chute. On s'en souviendra si on va un jour grimper au pic de Bartagne dans les vieilles voies dont les spits sont détruits par l'air marin.

3/ Un relais présentant deux points solides (deux goujons ou un goujon et un spit en bon état) mérite d'être relié de la façon la plus simple possible avec la corde. Voir le relais de première intention à la page 51 de notre manuel.

Relais de première intention, escalade et alpinisme
Certains utilisent un mousqueton à vis pour bloquer les cordes dans la plaquette. C'est le cas sur une photographie du nouveau manuel de l'ENSA à la page 19. Mais la page 130 du même manuel montre l'utilisation d'un mousqueton simple. Si l'on choisit un mousqueton simple, on le tient sous surveillance pour qu'il ne glisse pas vers le doigt.

4/ Dès que les points sont plus douteux, il est préférable de les relier avec une sangle en pratiquant ce qu'on appelle pompeusement une triangulation. Voir pages 51 à 55 pour la répartition des forces puis pages 162 à 165 pour l'agencement de la sangle.

Relais de seconde intention, escalade et alpinisme
Le V formé par la sangle doit être le plus aigu possible, d'où l'intérêt  de choisir un montage utilisant peu de longueur de sangle. Le plus élémentaire est de réaliser un nœud simple en milieu de sangle et de mousquetonner les deux boucles ainsi formées.

5/ Pour un relais sur becquet rocheux, il est essentiel de rester positionné très bas par rapport à la sangle pour éviter que la sangle ne saute du becquet. Les becquets courts au ras du sol peuvent être des relais très sûrs mais sous condition: ne pas se relever!

6/ Pour un relais sur coinceurs câblés, il est essentiel que chaque coinceur travaille selon un axe qui lui est favorable. Ce sont donc les relais qui réclament le plus d'attention. Il est évident qu'une démonstration sur le terrain aurait été grandement profitable aux apprentis montagnards du jour. C'était bien sûr le moment de parler du relais britannique, ces spécialistes de l'escalade sur coinceurs roulant non seulement bien imprudemment à gauche mais assurant également leurs seconds au pontet tout en étant tournés, en plus! vers l'abîme... (voir The belay, page 158 de notre manuel).

7/ En début de longueur où un risque de chute sous le relais existe, c'est à dire en présence d'un facteur de chute égal à 2, la nouvelle façon d'assurer directement sur le relais, jusqu'au premier mousquetonnage de la longueur, avec un nœud de demi-cabestan (voir ce gif pour ne jamais plus manquer ce nœud) aurait pu être enseignée.

8/ Dans ce même cas de figure, la nécessité de protéger le relais le plus tôt possible - avant tout risque de chute-  en plaçant le premier point de la longueur qui abaisse le facteur de chute, aurait pu être expliquée. Le danger de mousquetonner le relais lui-même (effet poulie) aurait dû être démontré en parlant des travaux de Michael Wicky et Emmanuel Wassermann (voir aussi page 157 du manuel).

9/ En cas de relais placé loin de la paroi verticale, la nécessité de placer une première protection multidirectionnelle en bas de la portion verticale aurait dû être commentée afin d'éviter le dangereux déboutonnage de la longueur par le bas (voir page 153 du manuel et cet article).

Déboutonner une longueur d'escalade sur coinceurs


10/ Dans cette voie comportant de nombreux passages en cheminée, la simplicité de porter son sac pendu par une longe au pontet du cuissard pour libérer le dos, aurait pu être indiquée à chaque ramonage, montrant que la tension même de la corde par le leader soulage alors avec une efficacité surprenante le poids du sac pour le second.

11/ Enfin, la dangerosité d'une voie en cheminée qui canalise les chutes de pierres aurait pu être rappelée, en expliquant l'importance de choisir un jour sans risque d'orage dans l'après-midi.

Signes annonciateurs du mauvais temps
Prendre l'orage dans une voie qui canalise les pierres, une mauvaise idée...

12/ Bien sûr, le B.A.-BA du placement des sangles, coinceurs câblés et coinceurs mécaniques aurait pu être montré.

placement d'un friend

Placement d'un coinceur câblé

Placement d'un coinceur excentrique


En définitive, y avait-il bien ce jour-là dans la Fissure d'Ailefroide l'éducateur sportif voulu en 1975 par Pierre Mazeaud?
L'occasion était pourtant rêvée de transmettre des tas de choses intéressantes, autant pour les enseignés que pour l'épanouissement de l'instructeur. Se contenter de tirer sur la corde en chanvre, c'est dépassé depuis au moins Mummery!