L'invention du crampon moderne 66

Le crampon moderne, c'est à dire semblable à celui que nous connaissons à l'exception des deux pointes frontales dirigées vers l'avant (inventées par Laurent Grivel en 1929 mais encore proscrites pour les courses normales par le manuel de Pourchier et Frendo de 1943), date de la fin du XIXème siècle.
Le crampon existait depuis au moins 1574. Saussure avait décrit les crampons 4 pointes de ses guides et les chasseurs de chamois les utilisaient couramment. Mais le recours à des guides taillant d'innombrables marches à la hache puis au piolet aura longtemps la faveur des alpinistes français et britanniques. 
C'est dans les Alpes Orientales qu'on perfectionna l'engin, sans qu'on puisse donner un auteur particulier pour la forme définitive. Le moteur créatif avait sans doute été le formidable élan des Autrichiens, des Allemands et des Italiens vers la pratique sans guide. Les "Fuhrerlose" se multipliaient et ce n'est pas un hasard si le premier manuel d'alpinisme recensé fut celui de l'un d'entre eux, médecin, Emil Zsigmondy. Die Gefarhen der Alpen est publié en 1885 et sort en traduction française l'année suivante. Dans son ouvrage, Zsigmondy explique avoir utilisé couramment les crampons de Kaprun, à 6 pointes, et vante les mérites des crampons à 10 pointes en présentant le modèle en usage dans l'Allgäu et dans l'Ampezzo.

Premiers crampons modernes
Tiré de Les dangers dans la montagne, Emil Zsigmondy, 1886

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Une orthographe malmenée:
La dénomination crampon de l'Allgäu  que lui avait donné le jeune docteur en 1885 ne résista pas à l'exportation. Elle perdit d'abord, dès 1886, son tréma sur le a, peut-être en raison de l'absence du caractère typographique ä puisque la langue française n'emploie les deux points juxtaposés que sur les voyelles e, i, u. Plus fâcheux, le manuel du CAF de 1904 le présenta sous le nom de "crampons de l'Algan". Fallait-il qu'on fût prévenu contre la terre allemande pour qu'on ignore jusqu'au simple usage d'un atlas!  Casella, pourtant érudit, ne vérifiera point en 1913 et répercutera la faute, qui sera encore reprise presque un siècle plus tard par les auteurs de Glaces (éditions blue-ice) en 2011. Puis en 2013, Gilles Modica se singularise en proposant le mot hybride "Algau", qui a l'avantage de s'approcher du toponyme tout en n'injuriant pas l'avenir, permettant de plaider la faute de frappe au cas où  "Algan" finirait par l'emporter. Nous-même devons confesser que dans une précédente version, nous avions repris innocemment l'innovation lexicale de l'auteur de Alpinisme, la Saga des Inventions (Les éditions du Mont-Blanc) avant de nous ressaisir à la dernière minute à l'occasion d'une relecture du livre de Zsigmondy.
Pour en savoir plus sur la région de l'Allgäu, c'est ici.   ________________

Emil Zsigmondy
Emil Zsigmondy, issu d'une famille luthérienne autrichienne et hongroise comptant plusieurs médecins,
dentistes et alpinistes. (Dessin sur pierre d'Otto Barth 1876-1916 passé dans le
domaine public. Collection Verlag der Sektion Wien des D.u.Ö.A.V.)

En 1913, Casella montrera le dessin du crampon de Vienne et de Salzbourg datant de la même époque (1884). Lui-même, dans un article paru  pendant la longue rédaction de son manuel (revue Je sais tout du 15 août 1908, "Ce qu'il faut savoir pour devenir alpiniste.") avouera humblement son ignorance: "Certains alpinistes emploient les crampons pour le passage des pentes de glace. Pour ma part, je ne m'en suis jamais servi (…)"

Georges Casella petit traité d'alpinisme 1908
Magazine Je sais tout du 15 août 1908
(Source: gallica.bnf.fr : Bibliothèque nationale de France)
Cliquer ici pour lire l'article de l'époque.

Ces crampons modernes, plus sûrs que les anciens car plus stables sur la glace et tenant mieux à la chaussure, seront les premiers outils permettant de se passer du ou des guides tailleurs de marches, bien avant l'apparition (en 1910) des pitons de premier de cordée et des mousquetons. D'où une résistance certaine et durable de notre côté des Alpes où il était difficile de distinguer entre la simple ignorance et l'intérêt de se rendre indispensable...
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"De mauvaises langues prétendent que l'antipathie des guides suisses pour les crampons s'explique par le fait qu'ils ne pourraient plus se vanter du grand nombre de marches qu'ils ont taillées et que les taxes énormes qu'on leur paye en seraient diminuées." Emil Zsigmondy, Les dangers dans la montagne, 1886.

L'été 1908 puis les années suivantes, l'alpiniste britannique Oscar Eckenstein, membre ostracisé de l'Alpine Club en raison d'un sens de la modestie tout personnel, s'emploie dans la publicité extraordinaire d'un modèle de crampons qu'il fait fabriquer par l'entreprise Grivel de Courmayeur. L'incroyable remue-ménage avec campagne de presse, organisation en grande pompe de concours de cramponnage, publication des dessins d'atelier du modèle du nouveau génie pourtant tout à fait comparable aux crampons de l'Allgäu ou de Vienne, permit l'essor de la marque dans une réclame sans précédent, tant et si bien que le monde entier put croire que le bon Oscar avait inventé à lui tout seul le crampon moderne, la maison Grivel ne se lassant pas ensuite de perpétuer sa gloire. Le sentiment anti-autrichien quasi-pathologique des élites françaises (Clemenceau, Ribot - et d'autres! - haïssaient les Habsbourg) transmis à la population par force propagande fit le reste. Il n'est guère étonnant que le très mondain Casella vantât longuement le crampon de marque Eckenstein dans son manuel de 1913, l'animal parisien se faisant fort d'être à l'avant-garde de la mode (voir notre article présentant Casella).
Mais les faits sont têtus. Cela faisait la bagatelle de vingt-quatre années que les Fuhrerlose utilisaient le crampon moderne dans les Alpes Orientales. Le crampon moderne est bien autrichien.
Marketing, quand tu nous tiens…