L'autonomie par le marteau 68

L'arrivée tardive du piton Fiechtl en France


Marteau d'alpiniste
Marteau d'alpiniste et piton dit "universel"

Dans le numéro 240 de la revue du CAF La Montagne, daté de mai 1932, Alain Le Ray, grimpeur de 22 ans intégré au Groupe de Bleau depuis deux années, publie un court article consacré aux pitons et aux mousquetons en usage dans les Alpes orientales. Alain Le Ray (1910-2007) entrera l'année suivante dans les Chasseurs Alpins avant de s'engager dans l'armée active. Il aura une carrière militaire bien remplie. Blessé au front en juin 1940, prisonnier, puis évadé en avril 41, résistant du Vercors, et promu capitaine en 1943, il finira général de corps d'armée et inspecteur général de la défense opérationnelle du territoire en 1968.

Cette simple page que vous venez de consulter par le lien fourni est la première publication connue en France sur le sujet.

Quatre années plus tôt, en 1928, Alfred Couttet et Roger Frison-Roche avaient ramené des pitons et des mousquetons, objets nouveaux, d'un voyage dans les Dolomites et en avaient profité pour équiper le maintenant fameux Rocher des Gaillands à Chamonix. La résistance rencontrée fut un tantinet sauvage... On peut lire  en page 257 de notre manuel l'aventure avortée de cette première école d'alpinisme dont le projet allait bien au-delà de l'équipement à demeure d'un rocher école, puisqu'il s'agissait d'enseigner l'autonomie à des élèves, trois gros mots - enseigner, autonomie, élève - à manier avec précaution dans certaines vallées alpines...

C'est que ces outils-là avaient favorisé l'extraordinaire engouement pour l'alpinisme sans führer  en Autriche et en Allemagne, puisqu'ils permettaient d'assurer facilement un premier de cordée et d'installer une retraite en rappel en cas d'égarement dans la paroi. Auparavant, les longs crochets à muraille de type Wilson, fort encombrants n'étaient guère emportés que si on avait prévu à l'avance leur usage pour équiper un passage déjà connu, la corde étant soit simplement passée à cheval sur la barre de fer, soit introduite par l'extrémité  dans l'œillet, ce qui supposait de se décorder puis de se réencorder (voir l'image tirée du manuel de 1913 que nous avons placée en bas du menu latéral intitulée L'Alpinisme Héroïque). Zsigmondy dans son ouvrage de 1885 (traduit en français en 1886) cite l'emploi de "saillies artificielles, des chevilles de fer ou de bois" pour installer un rappel. Mais elles n'avaient été utilisées massivement à la montée qu'en août 1882 dans l'ascension technologique (installation de cordes fixes) de la dent du Géant.

Pitons de type Wilson
Piton de type Wilson encore présent dans nos massifs,
tiré du Manuel d'alpinisme du CAF de 1904
(Source: Google)

La panoplie complète de l'alpiniste amateur

Ces nouveaux instruments achevaient  la panoplie de l'escaladeur autonome:
- commencée en 1863 avec le premier topo d'alpinisme, spécialité britannique initiée par John Ball (1818-1889) premier président de l'Alpine Club avec le Ball's Alpine Guide: The Western Alps (voir page 171 de notre manuel);
- complétée en 1884 et 1885 avec le crampon de Vienne et de Salzbourg et le crampon de l'Allgäu qui l'avaient dispensé de tailler des marches (voir page 12 de notre manuel et cet article);
- étoffée en 1885 (1886 pour les lecteurs français grâce à la Librairie Fischbacher) par le premier manuel d'alpinisme de l'histoire: Die Gefarhen der Alpen (Les dangers des Alpes), d'Emil Zsigmondy.
 Désormais, l'amateur allait pouvoir s'aventurer sur un rocher inconnu et délicat à désescalader avec davantage de chances de rentrer à la maison, même en cas de perte de l'itinéraire.

La première utilisation incontestable des pitons modernes et des mousquetons* avait daté de 1913 pour l'escalade du mur sud du Schüsselkarspitze (2537m) par le charpentier-menuisier Allemand Otto Herzog (1888-1964), originaire de Bavière, ancien gymnaste, et son compagnon de cordée le guide de montagne Autrichien Hans  Fiechtl (1884-1925), originaire du Tyrol, qui avait manqué de peu d'être prêtre. Le premier avait détourné l'usage des porte-mousquetons utilisés par les pompiers de Munich probablement dès 1910. Le second avait mis au point les nouveaux pitons à la même période. Il avait donc fallu la bagatelle de 22 années pour qu'on en parle de notre côté des Alpes…

En France, on cite souvent la première ascension de la Pierra Menta (Beaufortain) en 1922 par Léon Zwingelstein et Jean-Pierre Loustalot, deux amateurs morts précocement (foudroyé à l'Olan en 1934 à l'âge de 35 ans pour le premier, tombé à l'aiguille Verte en 1928 à l'âge de 27 ans pour le second) comme la première utilisation d'un piton moderne de type Fiechtl à la montée.

*Emil Zsigmondy avait déjà utilisé le mousqueton des pompiers (appelé plus proprement porte-mousqueton) pour deux usages: l'encordement rapide sur une ceinture de glacier en cuir (voir page 145 de l'édition française de Les dangers dans la montagne, 1886) et l'utilisation en rappel en remplacement de l'anneau Whymper (descente sur un seul brin, une cordelette rappelant l'anneau, voir page 146 de l'ouvrage de Zsigmondy).

Un passeport sans cesse remis en question

Alors, quand on entend ces discours soigneusement construits, selon lesquels les pitons ne seraient pas fiables, qu'ils seraient anti-écologiques car abîmeraient le rocher, que leur trop grand nombre empêcherait l'escalade, que l'emport d'un marteau serait inutile, et que dans le même élan, l'alpinisme sans guide serait une pratique dangereuse réservée à une poignée de personnes talentueuses après de nombreuses années de pratique accompagnée, comprenons simplement  qu'on envisage de nous ramener plus d'un siècle en arrière...

Il n'y a en réalité aucune raison de penser qu'emporter quelques pitons et un marteau (ou un petit marteau-piolet portable au baudrier) serait réservé aux courses très difficiles. Une fois égaré en haut d'une longueur de rocher qu'on n'aurait pas dû faire - lot relativement fréquent de l'alpiniste amateur ne connaissant pas la voie - , l'absence de becquet solide pour installer un rappel ne fera pas regretter de pouvoir planter deux bonnes lames dans la seule fissure fine disponible. Se sortir seul d'une erreur d'itinéraire - laquelle n'est pas une faute - est la base de l'autonomie.

Marteau pour escalade et alpinisme
Publicité des années soixante-dix (Source: gallica.bnf.fr / Fédération française des clubs alpins et de montagne) Non, ne suivez pas le guide, mais imitez celui-ci!

Ancrages ou connecteurs, les priorités de la montagne

Prendre un certain nombre de pitons dans une voie rocheuse (et la cordelette et le petit canif qui vont avec) va permettre de s'engager dans la paroi malgré l'incertitude de l'itinéraire car on sait détenir le billet de retour. Plus ce nombre sera grand, plus on osera pousser l'exploration, la limite du raisonnement  étant bien entendu le poids total de la ferraille. On devra faire un compromis, et il sera plus judicieux de restreindre par exemple le nombre de mousquetons à vis dont on réussit toujours à se passer (deux par personne suffisent la plupart du temps) et de renoncer à sa belle vache dynamique manufacturée qu'on a payée une fortune que d'ôter le même poids en pitons.

Cette priorité donnée aux ancrages plutôt qu'aux connecteurs est la raison pour laquelle le premier livre d'escalade que nous avons acquis en 1992, L'Escalade, de John Barry et Nigel Sheperd (édition originale: Salamander Books Ltd: 1988, édition française: Edimages: 1990), est resté notre préféré. Les auteurs y présentaient très justement les coinceurs avant même d'introduire les techniques d'assurage, à rebours des ouvrages français qui montraient invariablement le jeu  de dégaines comme l'outil le plus emblématique du grimpeur. Petit problème en milieu naturel, à quoi donc accrocher votre dégaine? Confondre ancrages et connecteurs et inverser leurs priorités sous-entendait l'évidence que le terrain d'escalade serait forcément préparé par d'autres et apparaissait comme une négation de l'autonomie.

John Barry et Nigel Shepherd
Pas le plus complet des manuels d'escalade en raison de l'allergie
aux pitons, traditionnelle en Angleterre, mais notre préféré quand même.

(John Barry, ancien capitaine de la Marine royale britannique et guide de haute montagne très expérimenté fut longuement et injustement mis en cause à la suite d'un drame survenu sur l'arête Mittellegi à l'Eiger en juillet 1992 alors qu'il avait volontairement rejoint son groupe en perdition par hélicoptère. Il poursuit actuellement sa brillante carrière en encadrant des expéditions.)